J’ose m’addresser à Votre Excellence sans avoir l’honneur d’être connu d’Elle ou recommandé par quelque puissante Personne. Un Ami d’hommes connoit de soi-même l’Honnête-homme, et il n’y a que le coquin qui ait besoin d’être recommandé.
Je suis, Monseigneur, née d’une famille noble en Hongrie il y a trente ans. A l’age de 21 feu l’Imperatrice Reine m’a fait son secretaire aulique, titre qu’à la Cour de Vienne on ne donne qu’à des gens agés, et qui conduit au premieres charges d’Etat. Elle m’honoroit d’une confiance particulière, et Elle chargeoit Le Prince Kaunitz et le Baron Bindez ses principaux Ministres de m’instruire dans tous les secrets d’Etat mais surtout dans celles qui concernent les affaires etrangeres, à qui j’ai satisfait tellement qu’ils me destinerent à la Cour de France pour y succeder à M. Barvè alors secretaire de Legation Imperiale en France en cas de son deces; mais au moment que ma fortune devoit etre fixée, la mort m’enleva ma Bienfaitrice, ou plutot ma Mere. Son fils m’honoroit les premiers jours de son regne de la même confiance tellement qu’il me chargeat de lui faire le systeme de Tolerance et d’Ordres Religieux, systeme qu’il a adopté en grande partie, et que j’ai mis avant un peu de tems au jour en langue Allemande, et que je traduis moi-même actuellement en François. Jeune et honoré de la confiance de mon souverain il n’y avoit de moyen d’eviter le sort de tous ceux, qui ne connaissent d’autre voie que la voie d’honnetetè et de merite. On m’a immolé aux cabales des Envieux, et je viens d’étre precipité d’une manière qui fait fremir l’humanité. Si j’avois commis la moindre faute, j’applaudirois moi-même à mon chatiment, mais ayant consacré mes plus belles années au service de mon Maitre avec un zele qui même selon l’avis de mes plus grand ennemis n’a point de pareil, j’ai pris la resolution d’abandonner un Pais où le plus fort peut impunément faire tout ce qu’il veut, et j’ai juré à toute la race des Tyrans une haine perpetuelle, haine que j’ai manifestée dans trois ouvrages sortis depuis hier de presse dont le premier a pour titre: Systeme universel de Tolerance et de Religion pour tous les Pays du Monde. Le seconde: L’Eglise et L’Etat leurs droits, et dévoirs mutuels, et le troisième: L’Histoire des . Les deux premiers paroitront bientot dans la [langue?] françoise, et receveront, comme j’espere le meme accueil, que j’ai reçu en Allemagne.
Il ne s’agit actuellement que de savoir, si Votre Excellence vouloit seconder mes vues; vues qui immortaliseront l’ouvrage de vos mains Monseigneur car c’est Vous, à qui l’Amerique doit sa libertè. Je voudrois servir l’Amerique. Familiarisé avec les systemes de toutes les Cours europeennes, connoissant à fond la Langue Latine, Italienne, françoise, Allemande, Hongroise (car il y a des ouvrages imprimés, que j’ai composé dans chacune de cette langue) et parlant assez bien l’Anglois, l’Espagnol et le Prusse, ayant passé toute ma vie parmi les livres pour me procurer les connoissances propres à mon état, je peux le dire sans me vanter, l’Amerique ne peut point faire une meilleure aquisition dans sa situation actuelle, situation qui me paroit l’une des plus effrayantes, car selon tout ce que j’en sais, il me paroit qu’il y a là une grande disette de jeunes gens qui soient à même de continuer ce que leurs Peres ont si bien commencès.
C’est pourquoi j’ose supplier Votre Excellence de me marquer au plutôt possible, si Elle veut agréer les vues, que j’ai l’honneur de Lui reveler et à quelle manière? Je crois que rien ne me conviendroit mieux, ni aux Etats Americains, que de me nommer son Resident chez l’Electeur de Saxe, et dans toute l’Allemagne, excepté l’Autriche, et les Etats du Roi de Prusse. j’accepterai cette charge pour cent Louis d’or annuels, et je m’en acquitterois d’une maniere qui procureroit en peu de tems aux Maitres de Votre Excellence des avantages les plus decidés, et à jamais memorables.
Votre Excellence verra de tout ce que j’écris, que je ne suis ni Avanturier ni homme qui ait besoin de servir. Je suis abondamment pourvû de tout ce qu’il me faut pour bien vivre, et presque toutes les Cours d’Allemagne m’ont invité de prendre sous des conditions les plus favorables service chez elles. Mais je ne sers qu’à celui que j’aime, et selon ma façon actuelle de penser il n’y a que l’Amérique indépendante qui merite d’etre aimé. Actuellement je vis à la Cour du Duc de Saxe-Gotha, qui m’a pris pour son Cavalier de conversation, me procurant l’un des sort les plus agrèables, car je n’ai qu’à passer deux heures par jour avec lui parlant sur les affaires purement litteraires sans que je me melasse a rien ce que j’ai expressèment stipulé à mon arrivée. Je suis content de mon sort, mais comme je ne veux rester perpetuellement ici, il est de la prudence de faire au plutôt ce que je ferois peut-être après deux ou trois ans, car je me sens une passion extrêmement violente et qui me tourmente de passer en Amerique, et je sai, que si j’avois l’honneur d’être connu de Votre Excellence, Elle ne balanceroit pas un moment de m’accorder son amitié à toujours.
Je ne fais actuellement que la premiere ouverture. La reponse de Votre Excellence decidera du reste; je La supplie de ne la differer pas, car je compte chaque moment pour une perte irreparable. Mon addresse est: Monsieur Grossing de Leidenthal à Gotha par Francfort. En attendant, j’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect Monseigneur De Votre Excellence Le très-humble et très-obeissant serviteur