From the Duc de La Rochefoucauld (unpublished)
Varennes 12 Juillet 1788

Monsieur le Veillard et l’Abbé de la Roche m’ont donné, mon cher et venerable confrere, vos dernieres nouvelles plus fraiches que celles que vous avez bien voulu me donner directement vous même il y a quelque tems, et le premier m’a annoncé l’arrivée prochaine des Mémoires que vous lui aviez promis depuis longtems sur votre vie. Ce sera un monument précieux que ces Mémoires écrits par un véritable Philosophe dont le génie a éclairé les sciences Physiques et Politiques, a fait connoitre la foudre et les moiens de s’en préserver, la liberté et les moiens de l’acquerir et de la conserver, et qui joignant aux dons du génie l’aménité sociale et connoissant le prix de l’amitié, a permis qu’elle mêlât ses charmes aux sentimens du respect et de la vénération. Un Philosophe enfin qui se sera jugé avec la même impartialité qu’il jugeroit les autres; ce sera un monument cher à vos amis qui desireront que le dernier chapitre de cette vie précieuse à l’humanité soit le plus long possible.

Nous voions avec plaisir que vos infirmités sans s’éteindre n’augmentent pas, et nous nous flattons qu’après vous avoir laissé la liberté de travailler ces trois ans aux affaires publiques elles vous laisseront jouir encore longtems du respect et de la tranquillité qui doivent couronner une aussi belle vie.

Voilà donc dejà huit Etats qui ont accepté la nouvelle constitution fédérative, la Virginie va bientôt former le neuvieme suffrage, ainsi elle va recevoir son exécution avec quelques modifications apportées au plan que la convention avoit arrêté. Il y a un point sur lequel on n’a point fait à ce qu’il me semble d’objections, et qui pourtant en seroit bien susceptible, c’est l’étendue des pouvoirs accordés au Président du Congrès et la possibilité de sa stabilité indéfinie dans cette place. J’aime à me flatter que Washington votre digne émule dans la grande révolution américaine donnera encore l’exemple au Monde d’un homme qui aura borné ses pouvoirs et qui, revêtu par ses compatriotes de la premiere place, les aura éclairés sur les inconvéniens d’une confiance trop aveugle et, sachant la diriger, aura posé des bornes à sa propre autorité et à celle de successeurs moins dignes que lui de cette confiance.

Pendant que vous vous occupez de ces grands objects, la france que vous avez laissée parlant avec zele de la liberté pour les autres Peuples, commence à penser qu’une petite dose de cette liberté ne lui conviendroit pas mal. Depuis trente ans que de bons ouvrages, et depuis quatorze que vos bons exemples ont jetté de grandes lumieres, des Ministres les uns despotes les autres déprédateurs, par leurs entreprises sur la liberté personnelle, ou sur la propriété, ont amené l’examen de grands principes dont l’ignorance tantôt réelle tantôt convenue, nous laissoit dans un état de calme qui n’étoit pas le bonheur, mais que des gens peu éclairés, frivoles ou stupides, ce qui compose toujours le plus grand nombre, prenoient pour lui. L’excès du mal a réveillé nos esprits. M. de Calonne a dévoilé le mauvais état des finances. Ses successeurs ont emploié des moiens violens, les corps qui avoient été les promoteurs zelés de la Puissance Roiale et souvent les instrumens passifs ou passionés du despotisme Ministeriel, ou qui lorsqu’ils vouloient le combattre, y substituoient le leur pire encore, ces Corps n’ont trouvé moien de résister que de s’attirer l’opinion publique, ils ont appellé la Nation et la demande des Etats Généraux est devenue un concert unanime d’une extrêmité de la france à l’autre; les Ministres au lieu de se saisir habilement de cette idée, ont paru y répugner et different d’annoncer cette convocation sous prétexte que la forme est difficile à établir et qu’il faut avant de convoquer cette Assemblée laisser les esprits se calmer un peu; cette derniere raison ne vaut absolument rien, car plus [ils] auront l’air de répugner ou de se soustraire au desir general, plus il est a craindre que la chaleur des esprits n’augmente.

Quant à la premiere, elle n’est pas destituée de fondement, ce n’est pas que [la] forme de nos Etats Généraux qui a subi effectivement des variations ne soit [à] peu près fixée par les differentes      qui ont eu lieu depuis 1483 jusques en 161 ?, c’est que la composition en est mauvaise, la distinctions des trois Ordres dont [le] premier, le Clergé n’en devroit même pas former un, dont le second, la Noblesse, est un vice constitutionnel, et jouit ainsi que le premier de privileges onéreux [pour] la Nation, et dont le troisieme, le Tiers Etat qui devroit être l’unique, et comprendre l’universalité des Propriéraires est encore en grande partie composé de gens [à] priviléges, cette distinction, dis-je, en trois ordres est un grand obstacle aussi [bien] par la diversité d’interêts qui peuvent faire de cette Assemblée un systême [de] trois Corps ennemis les uns des autres, et dont aucune ne sera vraiment l’ami de [la] Nation. Si nos Ministres bien intentionnés s’étoient emparés de l’idée de co[nvoquer?] une Assemblée Nationale, ils auroient pû réformer cette composition vicieuse, et nous donner une forme de représentation fondée sur les principes de justice et de bonne politique; mais s’étant laissés contraindre à la convocation, ils ne pourront pas se dispenser de suivre la forme ancienne, et ce sera d’une assemblée vicieusement composée que nous aurons à attendre une constitution. Les lumieres répandues depuis quelque tems sur l’économie politique sont le seul motif d’esperance et de consolation; peut être triompheront-elles des Ministres, des Ordres, des Corps, de leurs passions et de leurs préjugés; c’est notre postérité qui jugera cette Prophétie et je crains bien que nos prémiers pas dans la carriere de la liberté ne soient pas guidés par la raison saine qui pourroit seule nous procurer un bonheur assez prompt et durable.

Vous étiez vous Americains dans une position bien plus favorable à l’établissement d’une bonne Constitution, vous n’aviez aucune de ces distinctions d’état et de naissance dont la superstition et la féodalité ont infecté notre vieille Europe; c’étoit en partie pour se soustraire à l’influence malfaisante de ces préjuges que vos fondateurs avoient abandonné leur patrie et cherché une retraite dans les forêts Americaines qu’ils ont converties en campagnes fertiles. Ils avoient succé avec le lait Britannique l’amour et les principes de liberté qui, méconnus quelquefois par cette Nation, ne s’y sont pourtant jamais éteints, et ces principes et cet amour avoient jetté dans le coeur de vos compatriotes des racines profondes; aussi lorsque les Ministres et le Parlement d’Angleterre ont voulu essaier de vous asservir, avez vous développé une énergie à laquelle ils ne s’attendoient pas, et lorsque vous vous êtes placés au rang des Nations, vous avez posé pour bases de votre Gouvernement et de votre Administration la liberté personnelle, la liberté de propriété et par conséquent de commerce, et la liberté religieuse; vous avez mis l’homme en jouissance de tous les droits qu’il tient de la Nature, et dont presque partout ailleurs les Législateurs ou les circonstances les ont plus ou moins dépouillés.

Mais le plaisir de causer avec vous m’a fait passer les bornes d’une lettre. Si je connoissois moins votre indulgence je vous en demanderois pardon, mais votre amitié, et l’interêt du sujet me l’assurent d’avance; donnez de loin votre bénédiction à une Nation qui a eu le mérite au moins de sentir la vôtre et qui par les lumières qui sont émanées de son sein est digne que vous vous interessiez à son sort, quoique souvent elle n’ait pas sû profiter la première des leçons qu’elle a données aux autres.

Je terminerai ma lettre en vous présentant de la part de l’Auteur, et de la mienne une Dissertation sur la Nyctalopie, maladie endémique dans une partie de notre terre de la Rocheguyon; vous y trouverez les noms de M. de Condorcet et de l’Abbé Rochon qui me prient de joindre leurs tendres complimens à ceux de toute ma famille; ne m’oubliez pas auprès de la vôtre, et soiez toujours, mon cher et respectable confrere, bien persuadé de l’attachement et de l’amitié que vous a vouées pour la vie

Le D. de la Rochefoucauld

Endorsed: Duke de Rochefou[cauld] July 1788
644201 = 046-u012.html