[From Madame Brillon]: Le Sage et La Goutte
Printed by Benjamin Franklin, Passy [1784]: Yale University Library
[before November 14, 1780]

LE SAGE ET LA GOUTTE.

Un fléau des plus redoutable,

La Goutte, ce mal incurable,

Chez un Sage alla se loger,

Et pensa le désespérer:

Il se plaignit. La sagesse a beau faire,

Alors qu'on souffre, on ne l'entend plus guère:

A la fin cependant, la raison l'emporta.

Contra le mal mon Sage disputa:

Chacun employa l'éloquence

Pour se prouver qu'il avoit tort.

La Goutte disoit; la prudence,

Mon cher Docteur, n'est pas ton fort;

Tu manges trop, tu convoites les femmes,

Tu ne promenes plus, & tu passes ton temps

Aux échecs, & par fois aux dames;

Tu bois un peu. Dans ces doux passe-temps

L'humeur s'amasse, & c'est un grand service

De venir t'en débarrasser.

Tu devrois m'en remercier;

Mais depuis un long tems je connois l'injustice.

Le Sage reprit à son tour

Et dit: Je l'avouerai, les attraits de l'amour

De l'austere raison tolerant la rudesse

Semblent prolonger la jeunesse.

J'aime, j'aimai & j'aimerai toujours;

On m'aime aussi. Dois-je passer mes jours

A me priver? Non, non, la vraie sagesse

Est de jouir des biens que le ciel nous donna;

Un peu de punch;—une jolie Maîtresse;

Deux quelquefois,—trois,—quatre, & cetera:

De toutes celles à qui je pourrai plaire

Aucunes ne m'échappera:

Ma femme me le pardonna;

Et tu voudrois ici trancher de la sévere.

Pour les échecs, si j'y suis le plus fort,

Je m'y complais; mais lorsque par caprice

Fortune fuit, ils m'ennuyent à la mort,

Et j'en ferois alors le sacrifice—.

Par le secours de la Philosophie,

Tout Sage ainsi sçait borner ses desirs,

Se consoler des peines de la vie.

Dupes & sots renoncent aux plaisirs.

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