Soyez le très-bien arrivé dans notre pays, que vous avez éclairé et rendu libre. Jouissez-y de la gloire et du repos, chose plus substantielle que la gloire que vous avez si bien méritée. Que vos jours se prolongent et soient exempts de douleur; que vos amis goûtent long-temps la douceur et le charme de votre société, et que ceux que les mers ont séparés de vous soient encore heureux de la pensée que la fin de votre carrière sera, comme le dit notre bon La Fontaine, le soir d’un beau jour. Vous savez combien ces voeux, que je répète tous les jours, sont vrais et sincères. Je ne puis vous rendre le plaisir, le transport que m’a causé la nouvelle de votre arrivée à Philadelphie, que m’a apportée un ami de M. Jefferson. Je l’ai envoyé dire sur-le-champ à nos amis d’Auteuil.
Je les ai quittés depuis cinq à six jours, après avoir passé auprès de Notre-dame trois semaines, pendant lesquelles l’abbé de Laroche avait été faire un voyage en Normandie. J’y retourne ces jours-ci, et nous allons bien parler de vous et de notre joie de voir que vous vous soyez mieux porté pendant la traversée qu’en terre ferme. Vous aurez su qu’on disait dans tous les papiers publics que vous aviez été pris par un corsaire algérien. Je n’en ai jamais rien cru; mais il y avait peut-être en Angleterre des gens qui, pour la beauté du contraste, auraient été bien aises de voir le fondateur de la liberté de l’Amérique esclave chez les Barbaresques. Cela eût fait un beau sujet de tragédie dans vingt ou trente ans d’ici; vous auriez eu un fort beau rôle. Et n’avez-vous pas quelque regret d’avoir manqué une si belle occasion d’être un personnage tragique? Il faut pourtant vous passer de cette gloire.
On nous a dit que vous aviez été très-bien reçu, et que vous aviez eu tous les huzzas du peuple. Ce sont là des dispositions fort bonnes et fort justes; mais, pour le bien de votre pays, il faut qu’elles soient durables, qu’elles s’étendent, et que tous les citoyens éclairés et vertueux les secondent, afin que vos sages conseils et vos grandes vues pour le bonheur et la liberté de l’Amérique influent sur les mesures qui restent à prendre, et consolident l’édifice dont vous avez jeté les fondemens avec quelques autres bons patriotes. C’est le souhait que je fais du fond de mon coeur, non pas comme votre ami et pour votre gloire, mais comme cosmopolite, et désirant qu’il y ait sur la face de la terre un pays où le gouvernement soit véritablement occupé du bonheur des hommes; où la propriété, la liberté, la sûreté, la tolérance, soient des biens, pour ainsi dire, naturels comme ceux que donnent le sol et le climat; où les gouvernemens européens, lorsqu’ils voudront revenir de leurs erreurs, puissent aller chercher des modèles. Les colonies grecques étaient obligées de rallumer leur feu sacré au prytanée de leur métropole. Ce sera le contraire, et les métropoles d’Europe iront en Amérique chercher celui qui ranimera chez elles tous les principes du bonheur national, qu’elles ont laissé s’éteindre. Qu’on établisse surtout parmi vous la liberté du commerce la plus entière et la plus illimitée: je la regarde comme aussi importante au bonheur des réunis en société, que la liberté politique. Celle-ci ne touche l’homme que rarement et par un petit nombre de points; mais la liberté de cultiver, de fabriquer, de vendre, d’acheter, de manger, de boire, de se vêtir à sa fantaisie, est une liberté de tous les jours, de tous les momens; et je ne regarderai jamais comme libre une nation qui sera asservie dans toutes les jouissances de la vie, puisqu’après tout c’est pour ces mêmes jouissances que les hommes se sont réunis en société.
Après s’être élevé à ces grands objets, il faut redescendre à terre et vous parler un peu de vos amis. Notre-dame d’Auteuil se porte fort bien, quoiqu’elle prenne trop souvent du café contre les ordonnances du docteur Cabanis, et qu’elle me dérobe toujours de ma portion de crème contre toute justice. Le bull-dog que votre petit-fils nous a amené d’Angleterre est devenu insupportable et même méchant; il a encore mordu l’abbé de Laroche, et nous fait entrevoir une férocité vraiment inquiétante. Nous n’avons pas encore déterminé sa maitresse à l’envoyer au combat du taureau, ou à le faire noyer; mais nous y travaillons. Nous avons aussi d’autres ennemis domestiques moins féroces, mais très-nuisibles; un grand nombre de chats, qui se sont multipliés dans son bûcher et sa basse-cour par le soin qu’elle a de les nourrir très-largement; car, comme vous l’avez si bien expliqué dans votre essai, On peopling countries, la population se proportionnait toujours aux moyens de subsistance, ils sont aujourd’hui dix-huit, et seront incessamment trente, mangeant tout ce qu’ils attrapent, ne faisant rien que tenir leurs mains dans leurs robes fourrées et se chauffer au soleil, et laissant la maison s’infester de souris. On avait proposé de les prendre dans un piége et de les noyer: un sophiste subtil, de ces gens qui savent rendre tout problématique, et qui, comme Aristophane le dit de Socrate, savent faire la meilleure cause de la plus mauvaise, a pris la défense des chats, et a composé pour eux une Requête qui peut servir de pendant au Remercîment que vous avez fait pour les mouches de votre appartement, après la destruction des araignées ordonnée par Notre-dame. Nous vous envoyons cette pièce, en vous priant de nous aider à répondre aux chats. On pourrait aussi proposer pour eux un parti plus doux, qui tournerait au profit de votre Amérique. Je me souviens d’avoir entendu dire que vous avez beaucoup d’écureuils dans les campagnes et beaucoup de rats dans les villes, qui causent de grands dégâts, et qu’on n’a pu convenir encore entre les campagnards et les citadins de l’établissement d’une taxe destinée à vous défaire de ces deux genres d’ennemis. Or, pour cela, nos chats vous seront d’un grand secours. Nous vous en enverrions une cargaison d’Auteuil; et, pour peu que nous ayons de temps, nous aurons bien de quoi en charger un petit bâtiment. Dans la vérité, il n’y a rien de si convenable. Ces chats ne feront que retourner dans leur véritable patrie: amis de la liberté, ils sont absolument déplacés sous les gouvernemens d’Europe. Ils pourront vous donner aussi quelques bons exemples; car, d’abord, selon votre charmant apologue, ils sauront se retourner contre l’aigle qui les emporte, et, en lui enfonçant les griffes dans le ventre, le forcer de redescendre à terre pour se débarrasser d’eux. Nous devons aussi leur rendre cette justice que nous n’avons jamais vu entre eux la moindre dispute à la gamelle, qu’on leur porte régulièrement deux fois par jour. Chacun prend son morceau, et le mange en paix dans un coin. Enfin, après s’être sauvés de la gueule du bull-dog, comme vous autres Américains de celle de John-Bull, ils ne se mettent pas en danger par leurs dissensions intestines: ils ont du bon.
Voilà bien des folies, mon cher et respectable ami; je me les suis permises, parce que vous les aimez et que vous êtes vous-même fort enclin à en dire, et qui pis est, à en écrire. Mais si vous craignez de perdre de votre considération chez vos compatriotes en laissant apercevoir ce goût, vous vous enfermerez pour me lire, et vous ne direz rien au congrès du projet que je vous propose de vous envoyer des chats d’Europe. Un obstacle s’y opposerait d’ailleurs quant à présent: notre traité de commerce avec vous n’est pas plus avancé qu’à la paix, et en attendant la conclusion de ce traité, je ne sais pas ce qu’on ferait payer de droits d’entrée à ma cargaison de chats arrivant à Philadelphie; et puis, si mon navire ne trouvait à se charger chez vous que de farines, il ne pourrait pas toucher à nos îles pour y prendre du sucre, ni m’en rapporter non plus de bon rhum, que j’aime beaucoup, et qui paierait en France quelque petit droit de 75 pour cent de la valeur. Tout cela embarrasse mon commerce de chats, et il faut que j’imagine quelque autre spéculation.
Je finis ma lettre à Auteuil. La dame va vous écrire et répondre à votre petit billet. L’abbé de Laroche et M. de Cabanis vous écriront aussi, etc.