J’ay reçu le 25 du mois dernier vostre lettre du 17 fevr.; je n’ai point commis d’imprudence et je ne suis point a la Bastille, mais depuis ma lettre du 13 juin j’en ai fait partir trois autres: une du 15 septembre par Mr. Bourgoin, mais je crois que voulant vous la présenter luy même, il a eu l’attention de la garder a N. Wiork deux mois au moins, peut estre même la serre til encore; la 2de du 30 nov. et la 3eme du 3 janv. Ainsi vous voyes que nous n’avez pas besoin d’imaginer des choses incroyables pour me disculper et j’espere que quelques unes de ces épitres vous auront enfin porté ma justification.
Je me suis aquité de toutes vos commissions, Mr. de Barbançon a reçu ses graines et vous remercie, Mr. Le Duc de la Rochefoucauld toujours sage, bon et vostre amy, se trouve dans un grand tourbillon d’affaires; nostre état actuel, toujours allarmant, occasionne de fréquentes assemblées du parlement et des Pairs, il est on ne peut pas plus sensible a vostre souvenir et vous avez ici tous les amis que vous y avez laissés et de plus ceux qui depuis ont gagné l’age de raison; nous regrettons beaucoup Mr. de la Rochefoucauld et moy deux ouvrages que vous nous annoncez dans deux lettres et que vous avez obmis dy joindre, celuy sur la retention des forts par les anglois et vostre dernier discours a la grande convention, nous avons ce dernier mais je crains qu’il ne soit pas éxact.
Nous n’aprouvons pas entierement non plus dans ce pays cy le résultat de la grande convention; nous pensons qu’on auroit pu, et peut estre du, se contenter de corriger la 1ere constitution fédérative qui ne donnoit pas au congrès un pouvoir assez étendu et ne distinguoit pas suffisament les pouvoirs législatif et éxécutif; nous ne trouvons pas de motifs pressants de sa séparation en deux corps, et nous croyons qu’on peut faire beaucoup d’objections sur les différentes manieres de les composer; que les sénateurs ne devroient pas rester six ans en place, que le salaire du congrès ne doit pas estre fixé par luy, qu’il seroit nécéssaire que l’époque de la reddition des comptes fut statuée.
A l’égard du president, son pouvoir nous éffraye aussi beaucoup: il commande en personne sur terre et sur mer, il éxerce le pouvoir éxécutif sans conseil, il a le pouvoir de faire grace et personne, pas même un corps ne devroit, peut estre, l’avoir; enfin, ce qui nous étonne singulierement, c’est la possibilité indéterminée d’estre continué; cette possibilité remplie même par rapport a vous, mon cher amy, me paroistroit un exemple du plus grand danger et l’histoire récente du stathouder ne change pas mon opinion.
Mr. Dailly que je vous avois dit malade va beaucoup mieux; mais il a tout a fait quitté passy; madame de Lessert et sa fille, femmes excellentes, comme la mienne, comme madame Bache, que vous aimeriez comme vous aimez les deux autres, occupent sa maison; le comte Crillon et luy sont procureurs syndics de l’assemblée provinciale de l’isle de france; pour moy, toute la communauté de Passy m’a donné sa confiance, et vostre amy, qui croit qu’elle luy fait honneur, a accepté d’estre syndic de son village, mais si de ce coté la mon existence n’est pas tout a fait aussi brillante que la vostre, j’ay peut estre sur vous l’avantage d’avoir tout près de moy quatre ou cinq éxcellentes femmes, tandis que vraisemblablement vous n’en avez qu’une.
Ah! Vos memoires, mon cher amy, je vous en conjure, je vous en supplie, ne rejettez pas cet ouvrage si loing; il y a plus de quatre ans que vous me le promettez, il etoit avancé en 1785, et si j’avois été avéc vous en amérique, je devois l’avoir en descendant du vaisseau, mille Barbouilleurs écrivent des anécdotes fausses et facheuses sur monsieur franklin, le Baron de Trenk, cette fameuse victime de la méfiance et du déspotisme du Roy de Prusse, publie que dans son voyage en france, il a connu monsieur franklin, qu’il est son amy intime et que Mr. de S. Germain et luy ont fait les propositions les plus avantageuses et les plus grandes instances pour qu’il passât en amerique; vostre ouvrage est donc important, necéssaire, il l’est surtout a vostre tranquillité, car je ne cesserai pas de vous persécuter que je ne l’aye entre mes mains.
J’aurai toujours, malgré vos necessités, beaucoup de peine a vous accorder celle des impots sur le commerce et des Douanes, et je crois que les difficultés d’un tribut territorial ne sont pas si grandes que vous l’imagines: premierement le droit d’estre élu et de voter même, doit estre ôté a tout habitant qui ne produit pas la quittance de l’impôt; il y a plus, vos américains ont asses de lumiere pour sentir que la sureté de sa personne et de ses biens est le principal motif de la réunion des hommes en société; mais le maintien de cette sureté nécéssite des depenses auxquelles chacun doit contribuer et ceux qui ne s’en acquittent pas ne doivent point en jouir aux dépens des autres; ainsi nul secours de la justice pour ceux qui négligent de payer, on pourra les maltraiter, les voler, s’emparer de leurs terres impunément, et si ces inconvéniens les tangent a leur devoir, ils n’obtiendront justice que pour le temps postérieur a la datte de leur payement; je crois que ce moyen parfaitement juste ne permettroit a personne de s’arriérer sans une éxcuse valable et légalement reconnue; il épargne tous frais, toute véxation, il est la conséquence immédiate et naturelle du délit et devroit estre employé partout.
Je vous remercie pour mon pays et pour moy de vos souhaits et de vostre espoir, mais je crains bien qu’ils ne soient pas remplis, nous sommes dans la crise la plus critique et la plus allarmante; il y auroit encore un moyen de tout sauver; on ne le prendra pas; la nécéssité pourra l’ammener, mais il seroit plus sur et bien plus court, s’il étoit volontaire.
Oui, mon cher amy, je vous estime, je vous respecte et si vous exceptes ma femme, je vous aime plus qu’aucune créature vivante, je vous regrete a tous mes instans, le desir de vous rejoindre ne me quittera jamais et j’en médite sans cesse les moyens; mais les liens d’une famille, leurs intérests et leurs volontés que je dois réspécter, la difficulté de me défaire de l’espece de bien que la providence m’a donné, ne me laissent guere d’éspérance; sans obstacles, je serois a présent a Philadelphie; je parviendrois difficilement a en parler la langue, mais je serois avéc vous et quand nous ne saurions pas un mot, vous de français et moy d’anglais, je suis sur que nous nous entendrions toujours.