Je prends la liberté de vous adresser une lettre que je vous prie instamment de faire parvenir à l’illustre M. Franklin, en y mettant vous-même l’adresse. La personne qui l’écrit est un jeune-homme de mes amis, plein de talens; & qui, jeune encore, porte les caractères du génie, dans la vraye acception de ce mot. Le Tuteur, dont il est question dans sa lettre, est M. Renouard de Calvisson qui a eû l’avantage de vous connaître à votre passage dans ce pays, il y aura bientôt vingt ans. C’est un de mes bons amis aussi, & dit qu’il est impossible de trouver un plus honnête-homme dans les deux hémisphères. Victime de la plus parfaite probité, il est imposé à perdre la meilleure partie de Son bien, Si Boudon Son Neveu ne revient en france. Ce jeune-homme, éxpedié pour l’Amérique par des flâgorneurs avides, qui eûrent soin de lui faire faire un Testament en leur faveur avant Son départ, est réduit dans ce Continent à la plus affreuse misère, parce qu’il fût dépouillé de tout au brigandage de S. Eustache, il importe donc, & au Tuteur & au Pupille, qui celui-ci Soit rendu à Sa patrie. Les personnes qui l’ont imposé à sortir d’Europe dans l’espérance qu’il n’y reviendrait plus, & qu’ils jouïsaient de Ses dépouilles, cachent le lieu de Sa demeure quoiqu’elle leur soit connue. Il est impossible que vous & M. franklin fassiez une meilleure oeuvre que celle de renverser ces projets iniques, qui indignent ici tous les honnêtes gens qui en sont instruits. Je vous en conjure donc, au nom de l’humanité. Le M. Warton, ou Ywerton?, car on pourrait bien avoir défiguré ce nom, est habitant de Philadelphie, & membre du Congrès. On pourra le reconnaître à ce titre. Il étoit Protecteur du jeune Boudon; & Si quelqu’un, dans ce pays-là, peut en donner des nouvelles, c’est ce Protecteur. M. franklin est trop honnête & galant-homme, trop bienfaisant & éclairé, pour trouver mauvais que chargé, comme il est, d’une multitude d’affaires importantes, on l’importune de celle-ci. Il n’y a rien de petit, quand il est question de faire du bien.
Je reviens à M. Saussine auteur de la lettre. C’est un jeune Ministre de cette Province, qui a embrassé cet état uniquement pour obéïr aux ordres de Son Père; & à qui l’inquiétude que donnent les grands talens ne permet pas de S’assujettir à la monotonie de Ses travaux, &, à des études qui ne Sont pas de Son goût. Il S’est adonné à la Physique; & il a déja conçû un Systême ingénieux qui expliquerait tous les Phénomènes de la Nature, & donnerait le comment de l’attraction, du Magnétisme, & du reste. Ce Systême, ne fût-il qu’ingénieux, annoncerait prodigieusement dans un jeune-homme qui n’a pas vingt-quatre ans; & Ses erreurs mêmes, Si [c’en] écrit? Suffiraient pour lui donner de la réputation. Mais, placé à la campagne, Sans livres, Sans motif d’émulation, Sans amis pour le juger ou l’éclairer, il risque de voir étouffer les germes de génie qu’il porte dans Son Sein. Il y a longtems que je le presse de s’acheminer vers la Capitale, mais ce n’est pas tout d’y aller, il faut y vivre. Et moi, qui lui suis extrêmement attaché, je profite de cette occasion pour vous prier de voir, de chercher, S’il ne Serait pas possible de lui trouver une place digne de ses talens: c’est le nécessaire uniquement qu’il demande, avec assez de loisir, cependant, pour pouvoir étudier. Une place de Précepteur a l’inconvénient d’occuper un homme tout entier, & il ne ferait que changer de chaîne. J’imagine qu’une place de Secrétaire chez un franklin ou un Buffon lui conviendrait, parce que Ses devoirs S’identifieraient avec Ses études: mais ces postes doivent être brigués; M. saussine éloigné Semble n’y avoir aucun droit, ni moi celui de faire une pareille demande. Souffrez que je le recommande à votre amitié généreuse & éclairée.
Il me reste à ajoûter au Sujet du sr. Boudon, que Si M. franklin parvient à le déterrer, M. Renouard fournira aux fraix du transport de ce jeune-homme en france. S’il faut vingt-cinq trente, cinquante louïs, il [leur] les fera passer. Seulement, il faut observer 1o. que M. Renouard qui a déja fait tant de sacrifices ne peut en faire d’illimités, & qu’il ne doit offrir pour les fraix du voyage que ce que ces fraix coûtent actuellement à tout passager. 2o. que cette Somme ne doit être comptée, qu’autant que le jeune Boudon S’embarquera pour revenir en france; car ce serait servir les ennemis du Tuteur & du Pupille, que d’aider à revenir en Amérique celui qu’ils sont intéressés à y voir périr.
Il faudrait donc, pour remplir le but proposé, que M. Warton ou tout autre chargé des ordres de M. franklin, employât toutes sortes de moyens de persuasion pour engager Boudon à revenir chez lui: Les malheureuses circonstances où il se trouve ne pourront manquer d’en fournir. On y joindra les voeux de Son Tuteur, de sa famille & de ses amis: on lui dira qu’on est chargé de payer les fraix de son transport: enfin on n’épargnera rien pour [le décider?]
J’ai quelque peu de honte de vous donner, & de vous faire donner sans d’embarras à M. Franklin; mais la confiance [que] j’ai dans les ames grandes me repôse. Répondez, je vous prie [de] la probité de ceux qui vous écrirera, & par conséquent de la vérité des faits.
Je vous ai adressé sous la couvert de M. de V. un paquet contenant un plan de Tachygraphie que j’avais dans mes pap[iers] & que le Baron de Servières? avait goûté. C’est un petit tribut p[our] le Musée. Agréez mon respect, mes voeux pour votre santé, & [mes] assurances de l’attachement inviolable que mon coeur vous a [?]