Vous vous proposes, mon ami, d’imprimer un choix d’opuscules moraux de franklin, et d’y joindre quelques uns des traits de sa vie les plus propres à caracteriser Sa personne et Son genie. Ses Memoires imprimés a Son Eloge par Condorcet à l’academie des Sciences vous en fourniroient un grand nombre. Mais vous penses que ma liaison avec ce grand homme, pendant Son Sejour en france, a pu me faire recueillir des faits particuliers qui, bien que legers en aparence, ont eu de son aveu la plus grande influence Sur Son caractére et Sur toute la conduite de sa vie. Les moindres faits de l’histoire d’un homme celebre deviennent les plus intéressans, quand ils aménent un nouvel ordre d’idées qui change tout à coup les determinations de sa volonté. Ces petits evenements meritent qu’on les observe. Ils forment Souvent nôtre premiere éducation. Ils resteroient ignorés, Si du haut point de vue où l’on arrive, on ne jettoit en arriere un coup d’oeil refléchi Sur le point obscur d’où l’on est parti.
Je parleroi peu de ce qu’on a lu, ou de ce qu’on peut lire ailleurs. Je ne m’attacherai qu’à ces faits propres à donner aux penseurs l’occasion de réfléchir sur la nature des petites causes qui, même dans l’enfance, servent à développer le caractère d’un homme extraordinaire. Ils aimeront à voir ce qui dut produire dans Franklin cette série de pensées et d’actions, cette énergie de volonté propre à maîtriser les obstacles qui s’opposoient au développement de ses facultés phisiques et morales.
Il étoit né de parens peu fortunés, dans un pays nouveau où les besoins pressans de la vie nécessitoient le travail de mains, et laissoient peu de tems à la culture de l’esprit. Boston sa Patrie n’étoit alors que le lieu de rassemblement de quelques navigateurs et d’aventuriers de l’Europe. Quelques arts utiles y naissoient à peine. Il n’y avoit ni Bibliothèque particulière, ni établissemens d’instruction publique, Des charlatans religieux y prêchoient des dogmes absurdes et une morale fanatique, et tous les vices de l’ignorance supersitieuse mettoient les plus grands obstacles au progrès des lumières. Dans cette éclypse de la raison, de quel courage ne faut-il pas être doué, quand tous les moyens manquent à la fois pour éclairer son entendement et se garantir des erreurs généralement accréditées. La Bible étoit le seul Livre connu et peu de colons même savoient y lire.
Le jeune Franklin, ouvrier d’Imprimerie, n’eut pour s’instruire lui-même que des feuilles de gazettes et du Spectateur anglois. Encore les lisoit-il à la dérobée, à l’insçu de ses parens, et dans les heures prises sur son sommeil. Un volume de Plutarque tombé par hazard entre ses mains, lui offre le traité sur l’usage de la chair des animaux. Frappé des raisonnemens de cet Ecrivain, il prend la résolution de s’en abstenir. Un des amis de sa famille à table avec lui, ne le voyant manger que des fruits et des légumes, demande à sa mère: “Pourquoi vôtre Enfant ne touche-t’il point à la viande? C’est aparemment, dit-elle, qu’il a lu cela dans quelque vieux fou de philosophe.”
Ce léger sarcasme le toucha peu. Il ne renonça à son abstinence qu’après avoir observé que beaucoup des gros poissons se nourrissoient des petits. Il vit dans cet instinct des Etres vivans cette dure nécessité qui soumet le foible à l’empire du plus fort, ou du plus adroit. Il disoit à ses amis que cette observation l’avoit déterminé de bonne heure à se soustraire, selon ses moyens, à la dépendance de cette force amorale qui courboit les hommes sous le joug du Despotisme, et qu’il songea dès lors à se rendre libre, à s’affranchir de ses besoins inutiles pour acquérir des connoissances et accroître une industrie qui diminueroit sa dépendance. “Etre utile aux autres, disoit-il, et en dépendre le moins possible, c’est se raprocher de la perfection de cet Etre tout puissant qui fait du bien à tous, et n’a besoin de personne.” Cette maxime d’un ancien philosophe fut toute sa vie la règle de sa conduite.
Ministre plénipotentiaire de la République, dans un grand âge, un seul domestique lui suffisoit. Encore s’en servoit-il peu. Il avoit observé qu’avec deux, on n’en avoit que la moitié d’un, et avec trois, presque point du tout.
Accoutumé à tout faire par lui-même, doué d’une adresse singulière formée par l’habitude, dans un pays privé de tous les arts sçavans de l’Europe, il eut besoin, pour faire ses belles découvertes en électricité d’imaginer et de fabriquer les instrumens nécessaires à ses expériences, de se faire pour cela des outils qu’il appelloit ses mains. C’est avec beaucoup d’art qu’il simplifioit ces instrumens, en les proportionant aux seuls effets qu’il en devoit attendre, il les rendroit souvent bien supérieurs à ces machines dispendieuses et compliquées qui ne sont chez nos phisiciens que des ornemens de cabinet.
Franklin aimoit et recherchoit en tout la simplicité et ne mettoit de prix dans ses meubles comme dans sa vie qu’aux jouissances réelles. Il n’estimoit la valeur des choses que relativement au but d’utilité ou de commodité qu’elles procuroient.
“Que sert, disoit-il, un bonheur même de la vanité, tout le luxe incommode de vos plus beaux apartemens, J’y vois le marbre, les porcelaines et la dorure prodigués sans utilité, des cheminées élégantes qui fument sans chauffer, des tables où l’on ne peut écrire qu’à contrejour et sans geler de froid, des lits et des alcôves où l’on dort bien en santé, mais où quand on est malade il est impossible d’être bien soigné, de lire ou d’écrire commodément.”
Se trouvant à Londres, un des Lords de la Chambre des Pairs, le mena voir une maison qu’il venoit de bâtir dans une rue étroite, sur un terrain irrégulier qui nécessitoit la même irrégularité dans tous les apartemens et en rendoit la disposition très incommode. De belles colonnes ornoient la façade et diminuoient encore le peu de profondeur du local. “Milord, lui dit Franklin, pour mieux jouir de votre maison et de sa superbe colonade, il ne vous reste plus qu’à louer un apartement commode vis à vis, de l’autre côté de la rue.”
C’est ainsi que cet homme simple qui a fait de si grandes choses aprétoit tout ce qui ne tendoit point directement aux vraies jouissances de l’homme raisonnable. Il devoit ce goût d’aprétiation à une anecdote de son Enfance, à une leçon de ses soeurs sur l’achat d’un siflet qu’il avoit payé trop chèrement. L’originalité piquante de la lettre où lui même raconte cette petite historiette à une Dame de ses amies démontre jusqu’à quel point les plus légers événemens servent dans notre Enfance à modifier nos habitudes. En lisant les Mémoires de Franklin, on est disposé à l’empire du hazard, mais qu’aussi personne ne fut plus habile à en profiter.
On le voit très jeune encore abandonner Boston sans autre projet que de fuir sa famille et la tirannie d’un oncle qui l’accabloit de mauvais traitemens. Il arrive à Philadelphie presque mourant de faim, sans moyens de se procurer le nécessaire, y devient amoureux d’une femme qu’il n’épouse que lontems après faute d’un peu de fortune. Des travaux pénibles l’aident à vivre. Mais dupe de son associé, il s’embarque pour l’Angleterre, se fait ouvrier d’Imprimerie et employe le reste de ses momens libres à visiter les atteliers des arts et à rechercher les conversations des sçavans. Sa provision de connoissances faite, il retourne en Amérique, vend des Livres, rassemble des hommes instruits, dirige leurs travaux, et fait avec eux des souscriptions pour fonder des établissemens utiles.
Des papeteries sont établies avec le produit des petits almanachs destinés a répandre les lumières parmi ses compatriotes. Des Bibliothèques se forment et chaque Citoyen, moyennant une légère rétribution qui sert à l’achat de nouveaux livres, s’empresse à la fin de sa journée de travail d’aller s’y instruire. C’est par ces moyens qu’il propageoit les lumières, qu’il élevoit insensiblement ses concitoyens à la dignité d’un peuple libre et qu’il préparoit dans son pays, une révolution qui servira d’example à tous les peuples jaloux de reconquérir leurs droits.
Il est inutile de rappeller ici tout ce qu’il a fait en Angleterre et en France pour la liberté de l’Amérique. Ces détails sont ailleurs, quelques anecdotes les moins connues de sa vie privée intéresseront davantage, surtout si elles ajoutent à la connaissance du caractère d’un homme marqué de traits particuliers qui le distinguent des plus grands personnages qui ont figuré dans le monde ancien et moderne.
Franklin vivoit dans la retraite à Passy, recevant tout le monde, et ne conversant familièrement qu’avec un très petit nombre d’amis. L’envie de plaire à une nation qu’il vouloit rendre amie de la sienne, l’obligeoit à ne refuser aucune des invitations qu’on lui faisoit.
Dans une nombreuse société, il parloit peu et mettoit même peu d’empressement à écouter les conversations. Il répondoit à ses amis qui lui en demandoient la raison, “Si vous autres Français ne parliez que quatre à la fois, je pourrois comprendre et je ne sortirois pas si souvent d’une bonne compagnie, sans sçavoir ce qu’on y disoit.”
Il étoit du bon air d’avoir Franklin à diner, de lui donner des fêtes. Les femmes surtout s’empressoient de le visiter, de lui parler des heures entières, sans s’apercevoir qu’il les comprenoit peu, faute d’usage de notre langue. Malgré le tems qu’elles lui faisoient perdre, il les accueilloit avec une sorte de coquetterie aimable qui plaisoit à toutes. Quand chacune en particulier, jalouse de ses préférences, lui demandoit s’il ne l’aimoit pas plus que les autres. “Oui, disoit-il, quant vous êtes la plus près de moi, en raison de la force d’attraction.”
Sa meilleure amie, celle chez qui il se livroit le plus volontiers à une conversation libre et amusante et où il aimoit à passer le tems qui lui laissoient les affaires, la Ve d’Helvétius le faisoit peindre chez elle. “Amusez moi, disoit-il à ses amis, ou vous aurez de moi le plus triste des portraits.”
Pour le distraire agréablement, on lisoit des recueils de bons mots, de ceux surtout qu’il préféroit, où le sel de la plaisanterie cache toujours un résultat philosophique. Il n’en laissoit passer aucun sans y répondre par un autre du même genre. Ce qui suposoit à son âge une prodigieuse mémoire de faits et d’anecdotes parmi lesquels il n’avoit qu’à choisir pour les placer à propos et toujours à l’apui d’une maxime utile de conduite.
C’est avec les jeunes gens qu’il aimoit à raconter des historiettes propres à leur inspirer des goûts simples et naturels. Comme il n’avoit rien oublié de ce qui avoit le plus intéressé un esprit observateur comme le sien durant le long cours d’une vie très active, il pouvoit sans se répéter, ainis que le font les vieillards, animer une conversation par des traits saillans qu’il devoit approprier à tous les âges, à tous les esprits. Cette fécondité, cette souplesse, caractère de son génie particulier, rendoit son commerce très attachant.
Il demandoit à un jeune homme qui partoit pour l’Italie, ce qu’il y alloit faire. “Y voir, disoit-il, la patrie des arts et des talens. —Les avez-vous cultivés? —Nullement. C’est pour cela que je pars. —Connaissez-vous les chef d’oeuvres de votre pays. —Non. Je les verrai à mon retour après que je me serai instruit en voyageant. —Vous ne sçavez donc pas, mon enfant, que si vous n’êtes instruit de rien, vous áprendrez peu de choses. Il faut converser pour aprendre. La conversation n’est qu’un commerce d’échange. Qui n’y met rien, n’en retire rien. Si vous ne sçavez pas même questionner à propos, croyez vous que des hommes éclairés s’amuseront à vous faire part de leurs connaissances, s’ils n’en recoivent aucune de vous? Pour voir des monumens, il ne faut que des yeux. Pour les aprétier, il faut un jugement exercé par des comparaisons et éclairé par de bonnes études.”
Un neveu des amis de Franklin, sortant du collège, l’étant allé voir et lui témoignant le désir d’obtenir de son oncle un meuble inutile, le Philosophe lui conta qu’un Quakre de ses amis, ayant bâti une maison, l’invita à l’aller voir. “Je fus d’abord frappé, disoit-il, de la grandeur des apartemens. Le Quakre vivoit solitaire, et recevoit rarement du monde. Quand je lui demandois, à quoi bon une si grande antichambre? Vous n’avez qu’un seul domestique. C’est égal, j’en ai le moyen. A chaque pièce de la maison, à chaque chose étrangère à ses besoins, même question, toujours même réponse. Arrivé à une vaste salle à manger, j’y vois une grande et belle table de bois de Moegani, où 25 personnes pouvoient s’asseoir à l’aise. Pour cette fois, lui dis-je, qu’avez-vous besoin d’une si grande table? Il ne cessa de répondre, c’est égal, j’en ai le moyen. Dans ce cas lui répondis-je, que n’avez vous un chapeau de cette ampleur. Vous en avez le moyen. Voilà ajoutoit Franklin, la source de la déraison des hommes qui occupés de besoins factices, négligent des jouissances réelles. Nous n’avons que cinq sens, aisés à satisfaire. Pour celui de la vue, il n’en coûte, lorsqu’un vieillit qu’une paire de lunettes. Ce qui nous ruin, ce sont les yeux des autres. C’est pour les autres qu’on s’habille richement, qu’on se loge, qu’on se meuble avec somptuosité, qu’on étale ses bijoux, qu’on soudoye des laquais inutiles, et qu’on se fait traîner quoiqu’avec de bonnes jambes, dans un magnifique équipage attelé de 8 fort chevaux.”
En se retranchant ainsi tous les besoins factices de la vanité, Franklin sçavoit mieux employer son tems à remplir sa destination d’homme, à se rendre bon et heureux, à devenir utile à ses semblables. Chargé d’affaires importantes, sans négliger les plus petites, il avoit contracté l’habitude de n’en laisser aucune en arrière. Sa santé lui permettoit de travailler quelquefois 8 jours de suite, sans prendre d’autre repos qu’un peu de sommeil sur son fauteuil. Quand la fatigue l’avoit endormi une heure ou deux, il retrouvoit disoit-il une nouvelle matinée, dans une disposition nouvelle au travail.
Il avoit durant sa jeunesse trempé son corps par un fréquent exercice de la natation. Chaque jour qu’il avoit de libre, il le passoit à nager dans la mer, avec ses jeunes camarades de Boston qu’il excitoit à l’imiter. Pour essayer ses forces, et connaître jusqu’à quel point elles le soutiendroient sur l’eau s’il venoit à faire naufrage en voyageant, il racontoit que le dos chargé d’une valise de Livres pesant, il avoit souvent parcouru l’espace de 3 lieues à la nage sans accident et sans fatigue. A l’âge de près de 80 ans il alloit encore de grand matin sur le bord de la Seine, vis à vis Passy, aprendre à nager à un de ses petits fils, en traversant avec lui la rivière d’un bord à l’autre.
Ministre plénipotentiaire, obligé pour les intérêts de son pays d’entretenir une vaste correspondance dans toute l’Europe, un seul Sécretaire lui suffisoit. Son esprit d’ordre abrégeoit et simplifioit tout. “Je ne m’étonne pas, disoit-il, si les Ministres en France éprouvent tant de difficultés à terminer les moindres affaires avec un si grand attirail de Bureaux et de Comis. Ils ne font que les compliquer au point de les rendre interminables ou de lasser la longue patience du Solliciteur. Aussi voit-on vos gouvernans employer plus d’art à les différer, qu’il ne faudroit de tems pour les finir.”
Connaissant tout le prix de la vie qu’il n’aimoit à perdre ni en paroles, ni en démarches inutiles, Franklin avoit obtenu du Ministre Vergennes de ne traiter qu’avec lui seul des intérêts de son pays. Les raisons exposées de part et d’autre avec franchise, de vive voix, ou par écrit, terminoient plus d’affaires en un jour que les Bureaux n’en expédoient en 6 mois. Malgré son désir d’épargner le tems, il lui en étoit beaucoup dérobé par ceux que la simple curiosité amenoit chez lui. Il portoit même la complaisance jusqu’à répondre à des demandes bizarres et singulières dont on ne craignoit pas de l’importuner.
Un Gentilhomme du Perche lui écrivit un jour qu’il voyoit bien que l’Amérique ne pouvoit se passer de Roi; que lui, d’une antique noblesse qui remontoit jusqu’à Guillaume le Conquérant, avoit tout ce qu’il croyoit nécessaire pour bien gouverner, qu’il lui offroit tous ses services, et que s’il ne pouvoit déterminer le Congrès a les accepter, il se contenteroit du titre de Roi avec une pension de 15 mille livres, en restant dans sa Province et permettant aux Américains de se donner tel gouvernement qu’il leur plairoit. Franklin s’amusoit beaucoup de pareilles lettres et ne manquoit pas d’en divertir ses amis.
Des avanturiers de toute espèce venoient le solliciter de les faire passer en Amérique avec des lettres de recommandation. “De quoi une lettre vous serviroit-elle, leur disoit-il, quand je ne vous connois pas plus que les personnes à qui je vous addresserois?” Il aimoit beaucoup la lettre d’une femme de la Cour qui lui recommandoit un jeune homme de famille à peu près dans ces terms. “M. si dans votre Amérique on a le secret de rendre meilleur un sujet détestable qui fait le tourment de sa famille, je vous prie d’y envoyer celui que vous portera cette recommendation. Vous ferez un miracle digne de vous. Vous obligerez, etc.” Le jeune homme partit et fut tué en brave dans une bataille.
Pour honorer notre siècle et la nation, je dirai que l’enthousiasme des Français pour Franklin étoit extrême. Tous les hommes éclairés le recherchoient. Les plus jolies femmes briguoient même en public l’avantage d’embrasser ce vénérable vieillard sur la tête de qui reposoient tant de grands souvenirs de services rendus à l’humanité. La Cour tout en servant sa cause, ne voyoit pas du même oeil l’ami de la liberté. La cy-devant Reine qui étoit bien loin de soupçonner tant de génier sous des dehors modestes, d’une si grande simplicité, s’étonnoit de le voir parmi les ministres décorés des grandes puissances de l’Europe.
Un jour qu’elle demandoit à un Courtisan ce qu’avoit été Franklin dans son pays avan d’en être l’ambassadeur: “Prote d’imprimerie, lui dit-il.” “Il est vrai, dit un autre plus sensé. En France, il eût été Libraire tout au plus.”
La Paix faite et la liberté américaine assurée, Franklin s’aprêtoit à retourner dans sa Patrie, malgré les douleurs d’une cruelle incommodité qui faisoit croire à ses amis qu’il ne pût soutenir les fatigues du voyage et d’une longue traversée de mer. La Ve. d’Helvétius qu’il affectionnoit particulièrement, le pressoit de rester en France, de s’y faire opérer par des mains habiles, et de finir ses jours auprès d’elle avec des amis qui le chérissoient.
D’un autre côté, Jefferson son ami et son succeseur en France, disoit: “Si j’avois le malheur de voir ce grand homme rester ici et succomber à l’opération qu’on lui propose, je n’aurois de parti à prendre, pour le bien de notre pays, que de l’y faire transporter dans son cercueil, convaincu que la seule présence de son corps acheveroit d’y consolider notre révolution.”
Malgré les instances qu’on lui faisoit de rester, l’homme qui avoit déjà bravé tant de dangers pour servir sa patrie et la cause de la liberté, n’en demeuroit que plus ferme dans la résolution d’aller lui sacrifier encore les derniers instans qui lui restoient à vivre. “Vous ne faites, répondoit-il à ses amis, que me rendre mon départ plus douloureux. N’ajoutez pas à mes regrets. Soutenez plutôt le courage dont j’ai besoin pour vous quitter. Ma tâche n’est pas achevée. Le peu qui me reste de vie je le dois à ceux qui m’ont confié la leur. Je souffre, il est vraie, mais la nature, qui m’a si bien traité jusqu’ici, me laissera sûrement le tems de répondre aux voeux de mes concitoyens. Si je guéris, après avoir satisfait à tous mes devoirs envers ma patrie, mon plus grand bonheur sera de finir mes jours dans un pays où j’ai goûté tant de jouissances parmis les hommes les plus éclairés de l’Europe.”
On pouvoit juger de la sincérité de ses regrets par les larmes qui rouloient de ses yeux. D’ailleurs ses paroles étoient toujours la véritable expression de ses sentimens. S’il croyoit prudent de taire quelquefois ses opinions, il ne les déguisoit jamais. L’extrême finesse de son esprit ne confinoit point à la dissimulation. Il avouoit qu’il n’avoit trompé le ministère anglois qu’en disant toujours la vérité et que la guerre d’Amérique n’auroit jamais eu lieu, si l’on n’avoit pas cru le contraire de ses réponses au Conseil du Roi à la barre du Parlement.
L’âge ne lui avoit rien fait perdre la sensibilité de son âme. Un jour qu’il se promenoit avec un ami dans le Bois de Boulogne, en lui parlant d’un de ses enfans mort âgé de 7 ans, il y avoit une quarantaine d’années, des pleurs couloient de ses yeux. “Ne soyez pas surpris, dit-il à son ami, de la douleur que me cause encore une perte si ancienne. Hélas! Je m’imagine toujours que ce fils eut été le meilleur de mes enfans.”
L’on sçait que le seul fils qui lui restoit avoit passé lors de la révolution dans le parti des Anglois, et qu’ensuite fait prisonnier, il ne dut sa liberté qu’à l’extrême considération dont jouissoit son Père.