From Vicomte de Toustain (unpublished)
A son Excellence Monseigneur franklin Deputé des Etats-unis
de l’amerique septentrionale à la cour de france.
Josselin en Bretagne 10 avril 1778
Monsieur,
Comme la guerre semble approcher de plus en plus, j’ose vous
prier avant mon départ de vouloir bien m’accuser la réception de
la lettre que j’ai pris la liberté de vous écrire le 24 du mois dernier.
Si vous jugez à propos de conserver la copie du cartel au Lord
Suffolk et des pieces relatives, votre haute sagesse, à ce que j’espere,
me rendra le service d’y joindre la feuille ci-jointe. Elle renferme
des éclaircissemens justificatifs.
1º sur les objections qu’un philosophe ami de l’humanité
pourroit faire contre certains mouvemens d’ardeur guerriere.
2º sur ce qui m’est échappé concernant les expeditions de corse
et de pologne.
3º sur les licences que j’ai paru me donner contre la nation
angloise dans le cas unique où je me trouvois vis à vis un pair
d’Angleterre insultant à la fois et mes confreres et mes concitoyens.
A l’égard de la justice rendue aux etats unis de l’amérique en
voici la confirmation dans une lettre que j’écrivois le & mai de
l’année derniere à un colonel de cavalerie de mes amis qui se
trouvoit alors à paris, mais que ses affaires attirèrent ailleurs
avant qu’il pût vous rejoindre.
“Veuillez bien dire à M.M. Deane et franklin que je ne demande
pas mieux que d’acquerir au service de leur bonne cause des talens
que je reviendrai conferer à ma patrie, mais que dans ma position
la nature et la societé m’imposent des devoirs superieurs à la
fantaisie de combattre à 1500 lieues dans une guerre étrangere à
ma nation; et que cette consideration me porte à leur proposer les
conditions suivantes qu’eux mêmes, à ce que j’espere, trouveront
moderées.
1º Ils m’obtiendront de la cour de france un congé de 2 ans
pour mes affaires, et je servirai le congrès pendant cet espace, à
compter du jour de l’embarquement.
2º J’aurai des a présent le rang de mestre de camp en france
avec 1500 l.t. de traitement sans retenue, ou de Lieutenant
colonel avec 1800 l.t. également quittes. Ma femme touchera mes
appointemens pendant mon absence, et si je péris pendant mes
deux ans de service en amerique, la moitié ou du moins le tiers de
cette somme annuelle sera reversible sur sa tête, d’autant que je
la laisse chargé de quatre enfans, reste de six.
3º Outre que l’on ne m’a pas encore accusé d’être absolument
dépourvu de quelques foibles talens, je porterai certainement
beaucoup de zele et d’activité chez les Anglo-americains, sans
chercher à en rapporter de l’argent. Je desire seulement qu’ils
m’accordent au moins le grade que j’aurai en france. Mais content
de leur prouver ma bonne volonté, je les dispense, malgré ma
détresse, de me donner tous les appointemens qu’ils ont promis
aux colonels et aux L[ieutenan]ts colonels. Il me suffira que l’on
s’engage à pourvoir passablement à l’étroit nécessaire de ma
personne et d’un laquais, car je n’ai pas plus le pouvoir de faire
des avances que je n’ai le désir de faire des profits. Si j’avois les
facultés de Mr. de la fayette si digne et si au dessus de sa fortune,
je tâcherois de suivre ses traces et ne ferois point de conditions.”
Je persiste, Monsieur, dans ces sentimens. Si l’on n’étoit en ce
moment sur le qui vive avec vos oppresseurs et nos rivaux,
j’irois à paris voir 2 hommes Mr. de voltaire et Mr. franklin.
Veuillez bien honorer d’une reponse, celui qui est avec respect,
Monsieur, Votre tres-humble et tres-obeissant serviteur
| Charles-gaspard Toustain-Eichebourg |
| ou le vicomte de Toustain |
p.s. Comme dans la feuille ci-jointe il est un peu question de la
science du Bonhomme Richard, je prie Monsieur franklin de se la
faire déchiffrer par quelqu’un exercé aux mauvaises écritures.
Endorsed: Vicomte de Toustain
Eclaircissemens justificatifs de certains passages tant du
cartel au Lord Suffolk que des pieces relatives, transcrites
à coté
1º Sur les objections qu’un philosophe ami de l’humanité peut
faire contre certains mouvemens d’ardeur guerriere. Ici je me
défends par ces mots qu’on lit p. 34 d’un livre que j’ai fait imprimer
en 1772. “J’avertirai que la plus saine et la plus considerable
partie du militaire se borne à desirer de faire campagne quand la
guerre arrive, que ce desir est juste, louable et conforme à celui
que chacun doit avoir de se distinguer dans sa profession. C’est
ainsi qu’un magistrat intégre et sage, en formant des voeux pour
le maintien de la concorde entre les citoyens saisit nêanmoins
l’occasion de faire briller ses lumières et son équité dans les affaires
portées à son tribunal. Il punit le coupable en ne détestant que le
crime, comme le guerrier immole son ennemi en ne maudissant
que la guerre. S’il existe en effet des hommes veritablement
amoureux de la guerre, pour elle même, et qui voudroient toujours
se battre comme Dandin voudroit toujours juger, abandonnons
les au mepris et à l’indignation des honnêtes gens.”
2º Sur le desir que j’ai témoigné de servir en Corse et en pologne.
Voici ma reponse ou ma question.
Militaire subalterne ou simple particulier, et nullement auteur
des troubles, avois-je tort d’y chercher, de l’aveu de mon prince,
une experience et des talens que j’aurois consacrés ensuitte au
service de ma patrie? Le guerrier, dit avec raison Mr. Marmontel,
n’est ni juge ni garant des projets qu’il execute.
3º Sur certaines represailles ou récriminations.
Elles sont excusables peut être dans le cas unique où je me trouvois
vis à vis d’un pair d’Angleterre inculpé d’avoir insulté grievement
ma nation. Mais voici franchement ce que je pense encore sur la
sienne, et ce que j’en ai dit dans un livre imprimé en 1776.
“Celui que les douceurs de la domination françoise ne rendent pas
insensible au vice des autres gouvernemens, celui que l’habiture
de la contrainte n’a pas absolument plié au joug de la servitude,
peut il s’empêcher de faire des voeux pour la cause des insurgens?
S’ils triomphoient, s’ils vengeoient les autres peuples des injustices
que leur a faites la Nation Britannique, à laquelle les procedés et
les paroles de ses propres ministres nous ont fait appliquer dans
un autre écrit le punica fides des anciens, leur pays ne seroit il pas
le seul coin de l’univers policé où l’industrie, la science, et la liberté
réunies, auroient un veritable, un sûr et commun asyle, du moins
pour une centaine d’années, terme après lequel la corruption s’y
glisseroit, non seulement comme dans toutes les grandes societés,
mais comme chez les nations qui devroient en être le plus exemptes,
telles que Geneve, la suisse et la hollande.
Au reste en reprochant à la nation angloise et ses torts et ses
défauts, gardons nous de ne pas reconnoitre le bien qu’elle a fait
aux autres peuples par la communication de ses lumieres, par
mille beaux exemples d’esprit public et de générosités particulieres,
par nombre de découvertes hardies, de propositions utiles, et
d’instructions sublimes.
Cependant n’imitons pas envers cette nation singuliere
l’engoûment avec lequel M. de sigrais pardonne à césar ses
conquêtes en faveur de ses commentaires, avec lequel tant de
savans pardonnoient à christine le meurtre de Mohaldeschi avec
lequel tant de beaux esprits oublioient que le fondateur de
l’academie françoise avoit fait couler sur l’échaffaut le sang des
Montmorency, des Marillac, et des de Thou.”
Qu’il me soit permis d’observer ici que dans un tems où je ne
connoissois encore ni l’interrogatoire subi en 1766 par Mr.
franklin, ni l’histoire du commerce des 2 indes de Mr. l’abbé
Raynald, j’avois (entr’autres discussions politiques) imprimé sur
l’amerique angloise des conjectures que le tems a tres-exactement
vérifiées. L’esprit de cupidité, d’avarice, d’orgueil et de domination
qu’engendre nécessairement la double fureur et du commerce et
des conquêtes porte ces infortunés anglois à negliger et les leçons
de l’histoire, et la science du bonhomme Richard, et les conseils
de Mr. l’abbé de Mabley. Je suis venu pourtant à bout de persuader
à quelques raisonneurs de ce pays que si leurs ancêtres n’avoient
eté chassés de france par charles VII, leur île n’auroit gagné dans
l’invasion de notre monarchie qu’un abaissement et assujettissement
semblable à celui qu’éprouve notre Normandie après avoir conquis
l’Angleterre. Un géometre qui soutiendroit le contenant plus petit
que le contenu tomberoit dans une absurdité comparable à celle
des habitans d’un petit pays qui, plutôt que de s’occuper de leur
prosperité intérieure s’efforceroient d’envahir de grands états.
J’ai dit ailleurs que la france seroit bien plus que dédommagée
de ses dernieres pertes avec l’angleterre, si laissant à cette derniere
la soif de l’or, elle en empruntoit l’acte d’habeas corpus, la liberté
de la presse, et l’institution des juges de paix à laquelle on pourroit
ajouter celle des peres des communes tels qu’ils subsistent en
corse.
p.s. Ni ces éclaircissemens, ni le premier envoi qui leur a donné
lieu n’auroient été adressés à Mr. franklin, si j’avois separé le
Député du philosophe.
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