Né Françis, originaire d’Allemagne, je suis fils de Maître de Verreries, et Maître de Verrerie moi même. J’ai encore un intérêt dans la Verrerie du Bief d’Etoz, sur le Doux, frontiere de la Principauté de Pourrentruy: c’est la plus ancienne des Verreries d’Alzace de Lorraine et de Comté, fondée par mes ayeux sortis de la Forêt-noire et qui les premiers, ont apporté l’art de la Verrerie en France, du moins de ce côté. Elevé dans cette espece de manufactures, j’ai eu le temps d’y acquérir quelques connaissances. Pendant 12 à 15 ans j’ai dirigé une Verrerie à Bouteilles établie par un de mes freres en Anjou. J’ai établi moi même depuis trois ans la Verrerie en verres à vitres de Champagney; c’est la premiere dans la Bourgogne, l’Alzace et la Comté, qui se serve de charbon de terre. Le succès de cette entreprise a été complet, a même étonné les anciens Verriers, mais la désunion s’étant mise entre les Associes,(1) les travaux s’en sont ressentis ce qui me détermine à aller chercher la paix, la tranquilité où je croirai la trouver.
Dès mon jeune âge j’ai eté occupé au Cabinet; on a l’indulgence de dire que je connais passablement la comptabilité. Je touche à ma 43e année et ne suis point marié. Ma manie fut toujours de travailler pour mes parents, de sacrifier tout à leur bien être; je lutterais en vain contre ce sentiment devenu une habitude: il faut m’expatrier.
Les Colonies Anglaises m’ont frappé, m’ont interesse dès leurs premiers pas vers la liberté, dont je suis amoureux autant qu’un Allemand francisé peut l’être. J’ai cherché à m’instruire de tout ce qui concernait ces Colonies célebres; mais mes occupations et l’eloignement où elles me tiennent des Villes, des Ports, des ressources, ne m’ont permis de connaître que très superficiellement cette partie de l’Amérique. J’ai cependant remarqué, dans les relations, que nombre de rivieres portaient batteaux jusques dans l’interieur des terres; que des forêts immenses couvraient ces vastes contrées; que l’on y avait découvert de riches mines de charbon et à très-peu de profondeur, que l’on y fabrique une très-grande quantité de Potasse. J’ai conjecturé que les sables de belle qualite n’y seraient pas rares; qu’on y rencontrerait l’argille propre aux opérations de la Verrerie ou qu’on pourrait en tirer de France etc.
Des lors j’ai jugé que rien n’était plus aisé que d’établir des Verreries dans cette partie de l’Amérique. Des cendres neuves ou lessivées, du sable et de la soude(2) suffisent pour faire des Bouteilles. Les cendres neuves de menage ou faites dans les Forêts, le sable et la potasse donnent le verre à vitre ordinaire. Avec du sable blanc, de la potasse, de la Chaux et très petite quantité de maganeze on fait le verre blanc pour Gobletterie. J’ai un Neveu qui a gouverné pendant plusieurs années la Verrerie de Blancheroche où l’on fait le verre le plus blanc de toute la France. Enfin rien n’empecherait de faire des glaces et d’embrasser toutes les especes de verre.
Cette nouvelle industrie occuperait une grande quantité de personnes à la coupe des bois ou à la fouille du charbon fossile, des sables et des terres, a faire de la potasse; à voiturer les matieres premieres et celles fabriquées. La population et la richesse publique augmenteraient d’autant.
Mais j’ignore quels seraient les débouchés, conséquemment quelle pourrait être l’utilité de cette branche de commerce. Elle dépend de la richesse, du luxe des Colonies, ou de celles qui font le commerce avec elles. J’ignore les liaisons des Colonies libres avec les Européens, avec les établissements de ces derniers dans les Indes, sur les côtes de Guinée etc.
Personne mieux que vous, Monsieur, ne connaît le climat, le sol, les productions, l’étendue et les ressources du commerce des Colonies libres. C’est aussi à vous que j’ai l’honneur d’offrir les connaissances que j’ai acquises dans mon Art, si elles peuvent être utiles dans quelque partie de ces Colonies.
Un établissement de cette nature ne peut être entrepris par un particulier, dans les circonstances, dans un pays aussi éloigné. C’est au Gouvernement à faire les premiers pas. Amoins que quelques riches patriotes voulussent faire les avances qui seraient considérables, à cause de la nouveauté, et à cause des ouvriers qu’il faudrait se procurer de loin et à grands frais. La premiere manufacture serait comme la pepiniere pour les suivantes; si ce commerce prenait racine, il serait aisé d’en étendre les branches aussi loin que le bien public et la fortune des Intéressés le demanderaient.
Ce n’est ni le désoeuvrement, ni l’inquiétude, ni l’ambition qui me portent à ce projet. Ma fortune, quoique médiocre, me suffit. Mais je la dois, pour ainsi dire, à ma famille dont la fécondité a besoin de secours. Je ne suis point Marchand de projets, encore bien moins Charlatan d’entreprises. Je cherche à jouir paisiblement dans un pays libre, du reste de ma vie; en travaillant de mon mieux pour remplir la tâche impose à l’homme en société.
Si mes Spéculations sont inutiles, mon plus grand regret sera d’avoir interrompu vos occupations: il n’en fut jamais de plus respectables, de plus augustes. Je suis très-respectueusement, Monsieur, Votre très humble et très obéissant serviteur