Si je ne connoissois pas asses l’humanité et la generosité de Votre Excellence, ces qualités qui Vous ont rendu si celèbre tant en Europe qu’en Amerique, et qui ne cesseront d’eterniser Votre memoire jusqu’à la posterité la plus reculée; je n’entreprendrois jamais, tout malheureux que je suis, de vouloir Vous importuner pour quelques momens; sachant bien que le maniement des affaires publiques les plus importantes ne permette gueres d’avoir quelque attention particuliere pour qui que ce soit. C’est pourquoi je tacherai d’exposer en peu le sujet de ma très humble supplique et de mettre Votre Excellence en etat de pouvoir juger du tort et de l’injustice qu’on m’a faits. Ayant apris par les gazettes et par d’autres papiers publics, que les beaux arts venoient d’eclorre en Amerique, je pris le parti de quitter l’Europe, pour aller fixer ma demeure dans ce Continent, où la liberté la plus heureuse semble contribuer beaucoup à l’avancement des lettres. Mais ayant fait l’année 1784 deux voyages, sçavoir celui de Russie en Allemagne, et de là jusqu’ici, je fus reduit à la dure necessité de ne pouvoir payer pour le dernier trajet que sept livres de Sterling, de sorte que j’en devois encore trois au Capitaine, mais sous condition que je ne serois tenu de payer cette petite dette qu’après l’espace d’une année entiere.
Quoique j’apportasse toutes les precautions imaginables, je ne pouvois eviter l’infortune qui m’attendoit, et j’etois au comble des malheurs à mon arrivée à Philadelphie. Monsieur le Professeur Kunze, à qui j’avois quelques lettres de recommandation à rendre de plusieurs gens de qualité de l’Allemagne etant parti pour New-York il y avoit quelques mois, je fus obligé de m’adresser à un autre ministre, qui me decourgea entierement, disant qu’il n’y avoit point de ressource dans ce pays-ci pour un homme de ma condition. Enfin j’avois le malheur de faire connoissance avec un certain imprimeur de Germantown nommé Billmeyer, qui par ses manieres engageantes et ses flatteries empoisonnées me faisant croire qu’il etoit honnête homme, fit tous ses efforts pour me persuader de me mettre en apprentissage chès lui, et qui sans sçavoir combien j’avois payé pour mon passage, me fit expedier par le juge une indenture of servant à trois ans. Ayant à present servi cet homme, qui a taché jusqu’ici de me rendre malheureux, une année et demie, je viens implorer très humblement la protection et l’assistance de Votre Excellence, ignorant entierement les loix et les coutumes de la Republique. Par pure soumission aux loix je voudrois bien m’acquitter de mon devoir par quelque autre voye, etant prêt à rendre l’argent à cet homme qui a eu la cruauté de vendre son prochain pour douze ecus. J’attends là dessus les ordres de Votre Excellence, et je serai avec le plus grand respect Monseigneur Votre très-humble et très-obeissant serviteur