Les Commissaires chargés par le Roi de l’examen du Magnétisme animal, en rédigeant le rapport qui doit être présenté à Sa Majesté et qui doit peut-être devenir public, ont cru qu’il étoit de leur prudence de supprimer une observation qui ne doit pas être divulguée; mais ils n’ont pas dû la dissimuler au Ministre de Sa Majesté : ce Ministre les a chargés d’en rédiger une note destinée à être mise sous les yeux du Roi et réservée à Sa Majesté seule.
Cette observation importante concerne les moeurs. Les Commissaires ont reconnu que les principales causes des effets attribués au Magnétisme animal sont l’attouchement, l’imagination, l’imitation; et ils ont observé qu’il y avoit toujours beaucoup plus de femmes que d’hommes en crise. Cette différence a pour première cause la différente organisation des deux sexes. Les femmes ont en général les nerfs plus mobiles, leur imagination est plus vive, plus exaltée. Il est facile de la frapper, de la mettre en mouvement. Cette grande mobilité des nerfs, en leur donnant des sens plus délicats et plus exquis, les rend plus susceptibles des impressions de l’attouchement. En les touchant dans une partie quelconque, on pourroit dire qu’on les touche à-la-fois par-tout. Cette grande mobilité des nerfs fait qu’elles sont plus disposées à l’imitation. Les femmes, comme on l’a déjà fait remarquer, sont semblables à des cordes sonores parfaitement tendues et à l’unisson. Il suffit d’en mettre une en mouvement, toutes les autres à l’instant le partagent. C’est ce que les Commissaires ont observé plusieurs fois; dès qu’une femme tombe en crise, les autres ne tardent pas à y tomber.
Cette organisation fait comprendre pourquoi les femmes ont des crises plus fréquentes, plus longues, plus violentes que les hommes, et c’est à leur sensibilité de nerfs, qu’est dû le plus grand nombre de leurs crises; il en est quelques-unes qui appartiennent à une cause cachée, mais naturelle, à une cause certaine des émotions dont toutes les femmes sont plus ou moins susceptibles, et qui par une influence éloignée, en accumulant ces émotions, en les portant au plus haut degré, peut contribuer à produire un état convulsif qu’on confond avec les autres crises. Cette cause est l’empire que la nature a donné à un sexe sur l’autre pour l’attacher et l’émouvoir. Ce sont toujours des hommes qui magnétisent les femmes; les relations alors établies ne sont sans doute que celles d’une malade à l’égard de son médecin, mais ce médecin est un homme; quel que soit l’état de maladie, il ne nous dépouille point de notre sexe, il ne nous dérobe pas entièrement au pouvoir de l’autre; la maladie en peut affoiblir les impressions, sans jamais les anéantir. D’ailleurs, la plupart des femmes qui vont au traitement du Magnétisme ne sont pas réellement malades. Beaucoup y viennent par oisiveté et par amusement; d’autres qui ont quelques incommodités, n’en conservent pas moins leur fraîcheur et leur force; leurs sens sont tous entiers; leur jeunesse a toute sa sensibilité. Elles ont assez de charmes pour agir sur le médecin; elles ont assez de santé pour que le médecin agisse sur elles: alors le danger est réciproque. La proximité long-temps continuée, l’attouchement indispensable, la chaleur individuelle communiquée, les regards confondus, sont les voies connues de la nature et les moyens qu’elle a préparés de tout temps pour opérer immanquablement la communication des sensations et des affections. L’homme qui magnétise a ordinairement les genoux de la femme renfermés dans les siens; les genoux et toutes les parties inférieures du corps, sont par conséquent en contact. La main est appliquée sur les hypocondres et quelquefois plus bas sur les ovaires. Le tact est donc exercé à-la-fois sur une infinité de parties, et dans le voisinage des parties les plus sensibles du corps. Souvent l’homme ayant sa main gauche ainsi appliquée, passe la droite derrière le corps de la femme; le mouvement de l’un et de l’autre est de se pencher mutuellement pour favoriser ce double attouchement; la proximité devient la plus grande possible, le visage touche presque le visage, les haleines se respirent, toutes les impressions physiques se partagent instantanément, et l’attraction réciproque des sexes doit agir dans toute sa force; il n’est pas extraordinaire que les sens s’allument. L’imagination qui agit en même temps répand un certain désordre dans toute la machine; elle suspend le jugement, elle écarte l’attention; les femmes ne peuvent se rendre compte de ce qu’elles éprouvent, elles ignorent l’état où elles sont.
Les Médecins-commissaires, présens et attentifs au traitement, ont observé avec soin ce qui s’y passe. Quand cette espèce de crise se prépare, le visage s’enflamme par degrés, l’oeil devient ardent, et c’est le signe par lequel la nature annonce le desir. On voit la femme baisser la tête, porter la main au front et aux yeux pour les couvrir; la pudeur habituelle veille à son insu et lui inspire le soin de se cacher. Cependant la crise continue et l’oeil se trouble: c’est un signe non équivoque du désordre total des sens. Ce désordre peut n’être pas apperçu par celle qui l’éprouve, mais il n’a point échappé au regard observateur des Médecins. Dès que ce signe a été manifesté, les paupières deviennent humides, la respiration est courte, entrecoupée, la poitrine s’éléve et s’abaisse rapidement; les convulsions s’établissent ainsi que les mouvemens précipités et brusques ou des membres ou du corps entier. Chez les femmes vives et sensibles, le dernier degré, le terme de la plus douce des émotions, est souvent une convulsion. A cet état succèdent la langueur, l’abattement, une sorte de sommeil des sens, qui est un repos nécessaire après une forte agitation.
La preuve que cet état de convulsion, quelqu’extraordinaire qu’il paroisse à ceux qui l’observent, n’a rien de pénible, n’a rien que de naturel pour celles qui l’éprouvent, c’est que dés qu’il est cessé, il n’en reste aucune trace fâcheuse. Le souvenir n’en est pas désagréable, les femmes s’en trouvent mieux et n’ont point de répugnance à le sentir de nouveau. Comme les émotions éprouvées sont les germes des affections et des penchans, on sent pourquoi celui qui magnétise inspire tant d’attachment; attachment qui doit être plus marqué et plus vif chez les femmes que chez les hommes, tant que l’exercice du Magnétisme n’est confié qu’à des hommes. Beaucoup de femmes n’ont point sans doute éprouvé ces effets, d’autres ont ignoré cette cause des effets qu’elles ont éprouvés; plus elles sont honnêtes, moins elles ont dû la soupçonner. On assure que plusieurs s’en sont apperçues et se sont retirées du traitement magnétique; mais celles qui l’ignorent ont besoin d’être préservées.
Le traitement magnétique ne peut être que dangereux pour les moeurs. En se proposant de guérir des maladies qui demandent un long traitement, on excite des émotions agréables et chères, des émotions que l’on regrette, que l’on cherche à retrouver parce qu’elles ont un charme naturel pour nous, et que physiquement elles contribuent à notre bonheur; mais moralement elles n’en sont pas moins condamnables, et elles sont d’autant plus dangereuses, qu’il est plus facile d’en prendre la douce habitude. Un état éprouvé presqu’en public au milieu d’autres femmes qui semblent l’éprouver également, n’offre rien d’alarmant; on y reste, on y revient, et l’on ne s’apperçoit du danger que lorsqu’il n’est plus temps. Exposées à ce danger, les femmes fortes s’en éloignent, les foibles peuvent y perdre leurs moeurs et leur santé.
M. Deslon ne l’ignore pas; M. le Lieutenant-général de Police lui a fait quelques questions à cet égard, en présence des Commissaires, dans une assemblée tenue chez M. Deslon même, le 9 mai dernier. M. le Noir lui dit: “Je vous demande, en qualité de Lieutenant-général de Police, si, lorsqu’une femme est magnétisée et en crise, il ne seroit pas facile d’en abuser”? M. Deslon a répondu affirmativement, et il faut rendre justice à ce médecin, qu’il a toujours insisté pour que ses confrères, voués à l’honnêteté par leur état, eussent seuls le droit et le privilége d’exercer le Magnétisme. On doit dire encore que quoiqu’il ait chez lui une chambre destinée primitivement aux crises, il ne se permet pas d’en faire usage. Toutes les crises se passent sous les yeux du public. Mais malgré cette décence observée, le danger n’en subsiste pas moins, dés que le médecin peut, s’il le veut, abuser de sa malade. Les occasions renaissent tous les jours, à tous momens; il y est exposé quelquefois pendant deux ou trois heures. Qui peut répondre qu’il sera toujours le maître de ne pas vouloir[?]? et même, en lui supposant une vertu plus qu’humaine, lorsqu’il a excité des émotions qui établissent des besoins, la loi ímpérieuse de la nature appellera quelqu’un à son refus; et il répond du mal qu’il n’aura pas commis, mais qu’il aura fait commettre.
Il y a encore un moyen d’exciter des convulsions, moyen dont les Commissaires n’ont point eu de preuves directes et positives, mais qu’ils n’ont pu s’empêcher de soupçonner; c’est une crise simulée qui donne le signal et qui en détermine un grand nombre d’autres par l’imitation. Ce moyen est au moins nécessaire pour hâter, pour entretenir les crises; crises d’autant plus utiles au Magnétisme, que sans elles il ne se soutiendroit pas.
Il n’y a point de guérisons réelles; les traitemens sont fort longs et infructueux. Il y a tel malade qui va au traitement depuis dix-huit mois ou deux ans, sans aucun soulagement. A la longue on s’ennuieroit d’y être, on se lasseroit d’y venir. Les crises font spectacle; elles occupent, elles intéressent: d’ailleurs, pour des yeux peu attentifs, elles sont des effets du Magnétisme et des preuves de l’existence de cet agent, qui n’est réellement que le pouvoir de l’imagination.
Les Commissaires, en commençant leur rapport, n’ont annoncé que l’examen du Magnétisme pratiqué par M. Deslon, parce que l’ordre du Roi, l’objet de leur commission, ne les conduisoit que chez M. Deslon: mais il est évident que leurs observations, leurs expériences et leur avis, portent sur le Magnétisme en général. M. Mesmer ne manquera pas de dire que les Commissaires n’ont examiné ni sa méthode, ni ses procédés, ni les effets qu’il produit. Les Commissaires, sans doute, sont trop prudens pour prononcer sur ce qu’ils n’ont pas examiné, sur ce qu’ils ne connoîtroient pas; mais cependant ils doivent faire observer que les principes de M. Deslon sont les mêmes que ceux des vingt-sept propositions que M. Mesmer a fait imprimer en 1779.
Si M. Mesmer annonce une théorie plus vaste, elle n’en sera que plus absurde; les influences célestes sont une vieille chimére dont on a reconnu il y a long-temps la fausseté. Toute cette théorie peut être jugée d’avance, par cela seul qu’elle a nécessairement pour base le Magnétisme, et elle ne peut avoir aucune réalité, puisque le fluide animal n’existe pas. Cette théorie brillante n’existe, comme le Magnétisme, que dans l’imagination. La méthode de magnétiser de M. Deslon est la même que celle de M. Mesmer. M. Deslon a été disciple de M. Mesmer. Ensuite, lorsqu’ils se sont rapprochés, l’un et l’autre ont réuni leurs malades, l’un et l’autre ont traité indistinctement ces malades, et par conséquent en suivant les mêmes procédés. La méthode que M. Deslon suit aujourd’hui ne peut donc être que celle de M. Mesmer.
Les effets se correspondent également. Il y a des crises aussi violentes, aussi multipliées et annoncées par des symptômes semblables, chez M. Deslon et chez M. Mesmer. Que peut prétendre M. Mesmer en allégant une différence inconnue et inappréciable, lorsque les principes, les pratiques et les effets sont les mêmes? D’ailleurs, quand cette différence seroit réelle, qu’en peut-on inférer pour l’utilité du traitement contre les dangers détaillés dans le rapport et dans cette note mise sous les yeux de Sa Majesté? La voix publique annonce qu’il n’y a pas plus de guérison chez M. Mesmer que chez M. Deslon. Rien n’empêche que chez lui, comme chez M. Deslon, les convulsions ne deviennent habituelles, et qu’elles ne se répandent en épidémies dans les grandes villes; qu’elles ne s’étendent aux générations futures. Ces pratiques et ces assemblées ont également les plus graves inconvéniens pour les moeurs. Les expériences des Commissaires, qui montrent que tous les effets appartiennent aux attouchemens, à l’imagination, à l’imitation, en expliquant les effets obtenus par M. Deslon, expliquent également les effets produits par M. Mesmer. On peut donc raisonnablement conclure que, quel que soit le mystére du Magnétisme de M. Mesmer, ce Magnétisme ne doit pas être plus réel que celui de M. Deslon, et que les procédés de l’un ne sont ni plus utiles ni moins dangereux que ceux de l’autre.
Fait à Paris, le 11 août 1784. Signé, Franklin, Bory, Lavoisier, bailly, Majault, Sallin, D’arcet, Guillotin, Leroi.