Le Sieur L’héritier pénétré de toutes les marques non équivoques d’estime et de consideration dont son Excellence (d’après le rapport avantageux de Mr. Bartoli) a daigné l’honorer jusqu’icy; rassuré d’ailleurs, et encouragé en quelque sorte par l’accueil toujours également favorable qu’il recoit chaque fois, et de son Excellence, et d’un fils digne de son Pere à plus d’un titre; ose prendre la liberté de rompre enfin son silence obstiné sur ce qui peut le concerner directement, et lui faire l’ouverture de sa position actuelle.
Le Sieur L’héritier présentement agé de vingt cinq ans, a, d’un côté, il est vrai, le bonheur de devoir le jour à un Pere qui a tout sacrifié pour son education, mais de l’autre il a le cruel avantage d’appartenir à un Corps (L’ordre des Avocats) dans lequel Il n’entrevoit pour l’avenir qu’une perspective aussy incertaine qu’éloignée de l’avancement même le plus médiocre, en raison d’abord des entraves multipliêes que les Anciens Avocats opposent sans cesse aux Jeunes Stagiaires, puis en raison des dépenses continuelles qu’exige une mise décente et soutenue, dépenses d’autant plus ruineuses, qu’elles ne sont pas même compensées par le plus leger gain, car, suivant les statuts de L’Ordre, il est expressément enjoint aux Avocats encore Stagiaires de n’entreprendre aucun procès, de ne faire, ni signer le plus simple Mémoire, en un mot, de ne s’ingérer dans aucune affaire litigieuse. Et ce, pendant tout le temps de leur stage, dont le terme, pour parler vrai, peut bien aller à six ans. Le but de tous ces reglements, de toutes prohibitions, est, dit on, de tâcher de prévenir, autant que faire se peut, les fautes que commettroient journellement de Jeunes Avocats peu versés dans la connaissance des Loix; en les contraignant par là de ne s’occuper pendant cette espece de Noviciat que de l’étude de la Jurisprudence, rien de mieux vu sans contredit, rien de plus louable que ce motif! Et le Sieur L’héritier lui même, bien que tout le premier Victime de ces sages précautions, ne peut qu’y applaudir intérieurement. Mais un coup terrible et inattendu qui a été frappé depuis peu sur toute la Masse de ces jeunes Membres du Parlement est celui que va citer le Sieur L’héritier.
Un Jour qu’il se tenait une assemblée des Députés de L’Ordre, après de grands et de longs débats pour et contre, il fut définitivement et irrévocablement arrêté d’une même voix: qu’aucun Stagiaire soit nouveau soit ancien, ne pourrait prétendre à l’honneur d’être admis au Tableau des Avocats, s’il ne prouvait préalablement par l’exhibition de titres vallables et authentiques qu’il a la jouissance réelle et directe d’un sort au moins de douze cent livres de rente viagere provenant de son bien patrimonial. Le Sieur L’héritier dans son particulier a été d’autant plus sensible à ce dernier contretemps que commencant déja lui même à être ancien Stagiaire, il se voit absolument hors d’état de produire de pareils titres, puisqu’il a le malheur de vivre encore à la charge de son Pere dont tout l’avoir se borne aux appointements de son Employ.
Voila donc le Sieur L’héritier forcé au moins par la Nécessité de renoncer pour jamais à la profession d’Avocat. Quel parti prendre actuellement? Quel autre état embrasser? Il ne lui reste plus avec son vain et sterile titre de Maitre ez Arts, que la ressource des differentes Langues étrangeres qu’il a apprises au sortir de ses Classes, laquelle ressource, il est vrai, lui a fait naitre plus d’une fois l’idée de porter ses vues du côté des Bureaux des Affaires Etrangeres et de tacher d’obtenir accès aupres de Mr. De Vergennes. Mais il faut de si Puissantes Protections! et le Sieur L’héritier malheureusement trop peu hardi, trop peu entreprenant de son naturel, et en outre trop peu répandu dans le Monde, ne peut nécessairement en avoir, et n’en a effectivement aucune.
…Mais! Que dit le Sieur L’héritier? Il en a beaucoup au contraire, ou plutôt il a tout ce qu’il pouvait désirer, puisqu’il a déja eu Neuf fois le bonheur de contempler les traits augustes de L’Homme.