From Joseph Ignace Guillotin (unpublished)
Paris 18 Juin 1787
Monsieur,

Vous n’avez pas oublié vos anciens Collègues dans la Commission nommée par le Roy pour L’Examen de cette très importante quoique fort ridicule affaire du Magnétisme animal, vous leur en avez fait donner les marques les plus gracieuses par Mr. Le Roy, qui a du vous faire leurs remercimens. Je l’ai prié en mon particulier, Monsieur, de vous témoigner toute ma reconnoissance et ma sensibilité. Aujourd’hui je saisis avec empressement l’occasion qui se présente de vous recommander Mr. Pique et Mr. Saugrain, porteur de ma lettre, pour vous renouveller moi-même l’assurance des sentiments d’estime, de respect et de vénération que vous m’ avez inspirés.

Ces Messieurs partent pour L’amérique chargés de préparer l’exécution d’un projet auquel je m’intéresse vivement et qui ne vous sera peutêtre pas desagréable. Vous pouvez beaucoup contribuer au succès par vos bons offices, et même votre puissante protection seule suffiroit pour le faire réussir. Il s’agit de former un établissement sur les bords de l’Ohio, ou aux environs. J’ose reclamer vos bontés, tant en faveur du projet, qu’en faveur de ceux qui l’ont formé, particulièrement en faveur de deux d’entr’eux MM. Picque et Saugrain qui veulent bien être les agens de cette petite Société.

Vous vous rappellerez peutêtre, Monsieur, qu’ayant eu l’honneur de diner plusieurs fois chez vous à Passy avec les autres Commissaires du Roy, nos affaires de Magnétisme animal étant terminées, j’ai pris souvent la liberté, ainsi que dans quelques visites particulières, de vous faire bien des questions rélatives aux Etats unis de l’amérique, et de vous demander une foule d’éclaircissemens et de renseignemens, que vous avez toujours eu la complaisance de me donner avec cette bonté et cette clarté qui vous caractérisent. Eh bien, Monsieur, ce n’étoit pas pure curiosité de ma part, comme vous l’avez peutêtre pensé. Frappé déja depuis longtemps de la sagesse et de l’énergie d’un peuple secouant à la fois le double joug de la tirannie civile et religieuse, cimentant de son sang l’édifice auguste d’un gouvernement juste, solidement fondé sur l’égalité, la tolerance et la Liberté, le seul propre à des etres raisonnables, mon ame s’est émue; j’ai béni les sages, je dirois presque les divins auteurs d’une révolution qui venge enfin l’humanité, partout, jusqu’à nos jours cruellement désolée et honteusement avilie par les outrages les plus sanglans du Despotisme et de la Superstition; j’ai desiré vivement pouvoir aller rendre hommage à ces hommes illustres, aussi vertueux qu’éclairés, à ces vrais Philosophes Législateurs et Guerriers, Génies tutélaires du nouveau monde, et peutêtre, un jour, de l’ancien: j’ai formé le voeu le plus ardent d’aller partager le bonheur d’un peuple qu’ils s’efforcent de rendre heureux.

Ce que je souhaitois fortement j’ai concu le projet de l’exécuter réellement, Après avoir pris des connoissances rélatives à l’amérique dans les ouvrages qui ont été publiés sur cette matière, dans la conversation des gens instruits, surtout des voyageurs, j’en ai conféré avec des amis; je leur ai fait part de mes vues: elles se sont trouvées conformes aux leurs. Tous ennuiés du tumulte, du tracas, de l’intrigue, et du Luxe dévorant de nos Cités; révoltés de l’inconséquence et de la contradiction perpétuelle entre les Loix, les usages et les moeurs qui ne vous laissent souvent que la cruelle alternative du ridicule ou du crime; affligés du triste et désespérant spectacle du vice, surtout s’il est impudent, fêté, honoré, et de la vertu timide et humiliée, méprisée; effrayés surtout des horreurs qu’enfantent froidement le Despotisme et la Superstition, nous avons résolu de fuir une terre empoisonnée, ou l’honnête homme ne rencontre que des Ennuis, des dégouts, des inquiétudes, des chagrins et des dangers, et nous avons formé le projet d’un Etablissement dans L’Etendue des Etats unis de l’amérique, et plus particulièrement aux environs de L’Ohio, parceque à L’avantage général qui se trouve dans les Treize Etats de fournir un azile sur à l’homme qui veut vivre en paix et en Liberté, à l’ombre des Loix, cette contrée de L’amérique réunit la douceur du Climat, l’Eloignement des grandes villes et des Côtes maritimes, centre du Commerce et des richesses, et par consequent la source trop à craindre du Luxe et de la corruption.

D’après cet exposé, qui vous dévoile nos coeurs, il vous est facile, Monsieur, d’apprécier nos sentimens et nos desirs. Nous aimons la paix et l’ordre; nous les cherchons, et nous espérons les trouver au sein de l’Egalité, de la liberté, de l’amitié dans la nouvelle patrie que nous adoptons; nous osons nous flatter que cette patrie adoptive pourra nous compter au nombre de ses meilleurs citoyens, et de ses enfans les plus tendres et les plus dévoués, Du moins ferons-nous tous nos Efforts pour nous rendre dignes d’elle.

Nous sommes environ une douzaine d’hommes, tous d’Etat honnête, ayant recu une bonne éducation, les uns ayant femme et Enfans, les autres garcons, mais disposés à se marier, les uns riches, les autres avec de l’aisance seulement, quelques uns peu fortunés mais tous amis, de manière que le plus pauvre, l’égal du plus riche n’aura ni à craindre le besoin, ni à rougir d’en être garanti par ses amis, auxquels il se rendra utile. Nous avons le bonheur de réunir entre nous la connoissance et la pratique des sciences et des arts les plus utiles à l’homme, tels que l’agriculture, l’architecture, la mécanique, la physique, la chimie, la médecine, la chirurgie, et même des arts agréables, tels que les belles Lettres, le dessin, la gravure.

Ce que je dis ici, Monsieur, des connoissances et des talens de nos associés n’est pas, soyez en bien persuadé, une affaire de Vanité. Je connois trop bien le néant de tout ce qui est gloriole pour être susceptible de cette petite misérable passion; mais je veux prendre la liberté de vous demander des conseils sur notre établissement, il faut bien vous mettre à même de nous en donner d’utiles en nous faisant connoître.

De ce nombre d’amis, deux, MM. Picque et Saugrain, partent à présent pour aller sonder la terrain, examiner les Lieux, prendre des conseils, et jetter les fondemens du nouvel établissement. L’Endroit étant fixé par eux, soit aux environs de Louisville dans le Kentuky, comme nous l’avons jugé par spéculation, soit comme on nous l’a conseillé, entre le mississipi et la rive septentrionale de l’Ohio, ou se trouvent deja trois grands établissemens francois, l’un des députés, probablement M. Picque, restera sur les lieux, pour veiller sur l’Etablissement; l’autre reviendra en france, s’il se peut, avant le mois de mars prochain, pour rendre compte de sa mission, et il retournera en amérique en mars ou en mai avec une demie douzaine au moins de nouveaux colons. Je compte être du nombre avec ma femme, qui est soeur de M. Saugrain, avec son frère ainé, leur mère, M. Richard [?] qui est leur cousin, etc. Les autres viendront ensuite dans des tems différens, suivant que leurs affaires et leurs arrangemens publics ou domestiques, le leur permettent; tous le plutôt qu’ils le pourront.

Tels sont nos projets, pour les réaliser nous desirerions trouver à acheter une habitation formée, en Etat de recevoir la Société entière à son arrivée. Nous souhaitons que cette habitation fut placée dans un lieu salubre, fertile, agréable, autour duquel il y eut des terres à concéder et à défricher, dont nous ferions l’acquisition pour les partager ensuite entre nous et les habiter, voulant réserver en commun la première habitation pour les usages publics d’instruction, d’amusement, de culte même, etc.

C’est sur toutes ces choses, Monsieur, c’est pour moi, c’est pour mes amis, c’est surtout pour nos deux envoyés, MM. Picque et Saugrain que j’ose vous demander vos conseils, votre protection, et votre puissante recommandation, tant dans l’Etat de Pensilvanie, qui a le bonheur d’être gouverné par votre sagesse, que dans les autres Etats, ou votre nom est en vénération. Daignez, Monsieur, je vous en supplie, éclsirer ces jeunes gens, guider leurs pas, les diriger, les addresser à vos amis, aux personnes en place, et les recommander de manière qu’ils puissent faire leur voyage et remplir leur mission, avec sureté, agrément et succès. Qu’on ne les confonde pas avec cette foule d’aventuriers de toutes les nations, qui courent le monde cherchant fortune. Ils méritent d’être distingués, non seulement à raison des personnes qu’ils représentent, mais encore par leur mérite personnel. Mr. Picque est un homme d’un age mûr, qui, à beaucoup de douceur et d’hommêteté réunit un grand sens et beaucoup de connoissance dans les affaires et dans le commerce. Mr. Saugrain, mon beaufrère, est un jeune homme d’un caractère excellent, infiniment plus instruit, plus expérimenté, plus raisonnable et plus formé qu’on ne l’est communément à son age. Né pour ainsi dire, dans le sein de la faculté, de Parens imprimeurs et Libraires de Père en fils sans interruption, presque depuis l’invention de l’imprimerie, il a vécu, dès sa plus tendre enfance, aux écoles de médecine, sous mes yeux, dans les amphithéatres, les Laboratoires, etc. Tout jeune qu’il est, il a suivi pendant nombre d’années, non seulement mes Leçons, mais encore les cours d’anatomie, de Chirurgie, de chymie, d’histoire naturelle, de Physique, etc. de Mess. A.Petit, Roux, D’arcet, Buquet, fourcroy, Brisson, Charles, etc. Il a exercé la Chirurgie à l’hotel-Dieu, et le tout avec un grand succès. Aussi ses maîtres l’ont-ils toujours distingué, et lui ont-ils donné des preuves d’Estime particulière et d’un véritable attachement. Ses progrès avoient été si rapides que j’ai cru pouvoir le placer à l’age de 19 ans, comme Physicien et Chirurgien auprès de Mr. de Maxent Commandant à la Louisiane. Chirurgien-major du Vaisseau pendant la traversée et pendant sept mois de captivité à la jamaïque, il a rempli pendant près de trois ans, les mêmes fonctions à la nouvelle orléans. Il s’est tellement fait aimer et estimer dans ce poste que le Comte De Galvez, gendre de Mr. de Maxent, ayant été nommé viceroy du Mexique demanda Mr. Saugrain à son beaupère pour l’avoir auprès de lui à Mexico. Mr. De Maxent ne put le lui refuser. Mr. De Galvez voulant alors que le jeune homme se mit au courant des nouvelles découvertes faites en Physique tant à Paris que dans le reste de l’Europe, l’envoya en france passer une année avec commission de lui former un cabinet de Physique, et de le lui apporter au Méxique. Cette année a été employée à se fortifier dans ses anciennes connoissances et à en acquérir de nouvelles chez les plus grand maîtres. Déja il touchoit au moment de son départ et avoit donné ordre de lui arrêter une place sur un vaisseau, lorsqu’il reçut la nouvelle de la mort du Viceroy. Cet Evenement imprévu qui détruisoit l’espoir d’une fortune brillante que ne pouvoit manquer de lui procurer un viceroy du Mexique, qui se disoit Son ami dans toutes ses Lettres, et qui l’étoit véritablement, cet événement ne lui causa qu’un moment de chagrin. Il connoissoit mon projet de former un établissement en Amérique, et mon desir que quelqu’un allât y préparer les voies; il fut bientôt consolé. Il offrit de partir pour L’amérique avec Mr. Picque, au nom de la Société. Les offres de ces messieurs furent acceptées. La joie succéda à la tristesse, et il fut réellement bien plus satisfait de l’espoir d’être réuni à sa famille et à ses amis dans un azile champêtre, mais libre, sur les bords de L’ohio, qu’il ne l’avoit été de la perspective brillante d’une grande fortune dans le palais de Mexico, au sein de l’ignorance et du fanatisme. Ces dispositions font l’éloge de son esprit et de son coeur. J’espère, Monsieur, que si vos grandes occupations vous permettent de lui accorder quelques momens d’entretien sur la physique et sur les sciences naturelles, particulièrement sur l’électricité, votre indulgence pourra en être satisfaite.

Pardon, Monsieur, mille fois pardon de la Longueur de ma Lettre, et par conséquent de la Liberté que je prends d’abuser de vos momens qui vous sont si précieux, ainsi qu’au public. Mais dans une entreprise aussi importante j’ai espéré que vous m’excuseriez si la nécessité de me faire connoître en même tems que mon projet, et ceux qui sont mes coopérateurs m’obligeoit à entrer dans des détails indispensables pour vous inspirer de la confiance, et pour vous engager à nous accorder des avis salutaires et vos bone offices. Je les réclame, Monsieur, de votre humanité, de votre attachement pour les françois, qui s’en glorifient, de votre amour pour votre Patrie, qui va devenir la notre, et, le dirai-je, de l’estime particulière dont vous m’avez honoré, et que vous avez bien voulu me témoigner, à l’occasion de la manière dont j’ai dirigé et éxécuté les expériences propres à dévoiler la charlatanerie et l’imposture du Magnétisme animal. C’est à tous ces titres que je vous supplie de nous accorder vos bontés, et d’être persuadé des Sentimens de la plus vive reconnoissance. J’ai l’honneur d’être avec un profond respect Monsieur Votre très humble et très obéïssant serviteur

Guillotin De M.

p.s. Je n’ai encore parlé de nos projets à que que ce soit excepté aux personnes qui y sont intéressées. J’en ai seulement touché un mot à Mr. de Jefferson, en lui présentant Mr. Saugrain, persuadé que le Secret étoit nécessaire pour la réussite d’un projet à l’exécution duquel des Parens, des amis, et peutêtre le Gouvernement lui même pourroient mettre des Entraves. Voudriez-vous bien permettre, Monsieur, que ces Messieurs étant en voyage vous addressassent leurs dépêches avec prière de les faire passer à Mr. De Jefferson, qui a eu la bonté de me promettre de me les faire parvenir.
Endorsed: M. Guillotin June 18. 87
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