From Jean-Pierre Carayon (unpublished)
à nismes le 9 Juillet 1784
A Monseigneur Monseigneur De francklin Ministre plénipotentiaire des Etats unis de L’amérique prés la Cour de france à St. Germain prés Paris.

Si les malheureux intéressent vôtre Grandeur, avec qu’elle confiance ne doivent pas s’adresser à vous des négotiants honnêtes, victimes de leur bonne foy, rédüits au plus grand désespoir, et qui ne voyent aujourd’hüy d’autres ressources que dans vôtre justice! Un détail vrai et sincére des faits va vous faire connoitre, Monseigneur, que le Zéle et l’activité du négotiant françois, pour soutenir le commerce de sa patrie, deviennent pour lui, dans un païs qui tient toute sa splendeur de la bonté du Monarque, des sujets de rüine et de désolation auxque’ls il ne peut échaper tant par les appas que lui présentent les spéculations qui lui sont suggérées, que par les soins empressés des commissionaires qui ne lui offrent tant d’avantages que pour avoir les moyens de s’approprier plus facilement ses dépoüilles.

Les suppliants Jean Pierre Carayon, Blaud et Ducastel négotiants à Nismes entreprirent, vers la fin de l’année 1781, d’expédier une certaine quantité de Marchandises pour l’amérique septentrionale; ces deux derniers s’embarquerent à Marseille, mais relacherent à La Martinique, et se rendirent ensuite à Newbern dans la Caroline du Nord. Ils arriverent dans ce continent au commencement du mois d’août 1782; ils s’occupoient de la vente de leurs marchandises, ou à les echanger avec des productions du païs, lorsqu’ils furent atteints, l’un et l’autre, d’une maladie qui les enleva dans l’espace de sept à huit jours, et tous les deux en vingt quatre heures. Cet êvenement malheureux a êté annoncé, dans le temps, par les sieurs Vanschellebeck et Mailhol négotiants françois etablis à Newbern chés lesqu’els les défunts avoient déposé tous leurs effets. Les Lettres de ces négotiants inspirerent de la confiance au sieur carayon et aux veuves de ses associés. Une pareille confiance paroissoit etre justiffiée par les témoignages avantageux que Monsieur chaponel, résident dans le même êtat de l’amérique, et qu’on annonçoit comme un homme destiné à etre revetû de la qualité de consul de france, donnoit de la probité des sieurs Vanschellebeck et Mailhol. Les suppliants leur envoyerent les pouvoirs les plus êtendus vers la fin du mois de fevrier de l’année 1783. Dans le même temps ils firent en sorte de se procurer la protection de Monsieur le chévalier de La Luzerne Ministre de france auprés des êtats unis de l’amérique. Le Sieur Carayon prit la Liberté d’ecrire à ce Ministre, et de lui donner une connoissance êxacte des affaires de sa société. Monsieur Le chévalier de la Luzerne a bien voulû l’honorer d’une reponse, en datte du 20 Juillet 1783, par laquelle il lui marque que le sieur chaponel, n’étant revetû d’aucun caractére public, il a chargé Monsieur D’annemours, consul de france à Baltimore, de faire surveiller ses intêrets.

Monseigneur, jamais trame mieux ourdie, jamais de piéges mieux tendus, et jamais de précautions mieux prises tant pour empecher les suppliants de recouvrer leurs fonds, que pour les mettre hors d’êtat de faire des poursuites. Daignés jetter un regard favorable sur la correspondance cy jointe; c’est dans cette correspondance que se trouve le comble de la perfidie et de la mauvaise foy sous les apparences de la pitié, de l’amitié, de la Bonne foy et de l’honneur.

Le 14 8bre 1782, les sieurs Vanschellebeck et Mailhol, pour attirer la confiance des suppliants, et préparer les voyes que ceux ci ne pouvoient s’empecher de süivre, leur écrivirent de Newbern et leur apprirent, avec douleur, la mort de leurs associés; ils accusent au sieur Carayon, aux veuves des sieurs Ducastel et Blaud, qu’ils ont en main les marchandises des défunts qu’ils êvalüent eux mémes à quatre vingt mille livres argent de france. Par la même lettre ils n’oublient pas de jetter beaucoup de défaveur sur les américains, et recommandent aux suppliants de ne pas leur donner leur confiance, les annonçcant tous de mauvaise foy.

Les suppliants reçurent du sieur châponel, soy disant consul de france, une lettre obligeante en datte du 18e 8bre., même année qui leur annonçoit, de nouveau, la mort des associés. Cette Lettre, encore plus pressante que la premiére, affirmoit au sieur Carayon qu’il ne pouvoit mieux confier ses intérets qu’aux Sieurs Vanschellebeck et Mailhol puisque le sieur Chaponel assuroit avoir lui même ses prôpres fonds entre leurs mains. On sent naturellement l’effet que peuvent faire des conseils donnés si à prôpos, et surtout à des personnes qui ont leur fortune dans un païs inconû, et par un homme que l’on voit revetû d’une qualité respectable.

Le 15 janvier 1784, Les suppliants reçurent, des Sieurs Vanschellebeck et Mailhol, une lettre qui leur accusoit la reception de la procuration ample que ceux ci, sur les marques d’amitié qu’ils leur avoient prodigüées, avoient eu la facilité de leur envoyer. Cette Lettre est une de celles qui peuvent fournir les moyens de dévoiler le mistère et la fraude. Elle annonce que Monsieur Le Marquis de Brétigny, Brigadier général et conseiller d’etât de la Caroline du Nord, dont on aura occasion de parler ci aprés, leur avoit remis, en vertu de la procuration, les titres et papiers de la succession, ainsi que le prix des ventes qu’il avoit fait faire d’autorité de justice, et qu’il avoit lui même entre mains (?) ayant êté nommé curateur à l’hoirie dans le temps que personne n’êtoit muni de procuration. Ils annoncent encore, aux suppliants par la même Lettre, un Bénéfice de plus de deux cent pour cent sur leur premiére mise qui êtoit de cinquante mille huit cent livres seize sols, et leur donnent le conseil de ne point s’adresser aux américains et autres gens avides qui vouloient s’emparer de la succession. Les sieurs Vanschellebeck et Mailhol promettoient, aux suppliants, des retours en tabac de Virginie, ou en denrées de nos isles en janvier ou fevrier 1784.

La confiance que les suppliants avoient dans les sieurs Vanschellebeck et Mailhol, toute aveugle qu’elle êtoit, commença a dégénérer en inquiétude; le 18 Juillet 1783 ils reçurent, du Sieur Coste leur correspondant à St. Pierre de La Martinique, une Lettre qui leur annonce que le Sieur Trancard de la Martinique, intéressé pour un tiers dans l’entreprise, a rapporté, à son retour, que voyant la mauvaise foy des Sieurs Vanschellebeck, il avoit retiré des mains des dits sieurs ses intérets particuliers, et cela avec la plus grande peine quoique êtant sur les lieux. Ce correspondant assure, en même temps, qu’à cette êpoque les remises qui, concernoient les suppliants, se montoient à cent quatre vingt mille Livres. Outre ces renseignements qui sont bien surs, et en même temps bien affligeants, cet honnête correspondant, indigné de la condüite des sieurs Vanschellebeck et Mailhol, dit sans aucun déguisement, que la mort des associés n’est point naturelle. En effet ils moururent, l’un le soir, l’autre le matin dans l’espace de vingt quatre heures au moment ils armoient leur vaisseau pour l’un d’eux rapporter en france une partie de leur retour qui êtoit annoncé en Tabac.

L’inquiétude que les Suppliants ressentoient êtoit bien grande, mais elle s’accrut encore plus lorsque le 20 Juillet 1783, Monsieur le chévalier de la Luzerne, Ministre de france résident dans ce lieu, leur annonce que le sieur Chaponel, cet homme que l’on a vû plus haut se dire consul de france, et ecrire en vertu de son titre aux suppliants en leur vantant l’honnêteté des Sieurs Vanschellebeck et Mailhol, et leur disant que ces mêmes avoient ses intérets particuliers entre leurs mains, que le sieur chaponel, dis-je, n’êtoit revetû d’aucun titre. Ce qui pouvoit alors diminüer les angoisses des suppliants, c’est que Monsieur de La Luzerne Leur annonçoit qu’il venoit de recommander leurs intérets à Monsieur D’annemours consul de france à Baltimore.

Cette recommandation fit son effet, mais c’est icy ou se découvrent la mauvaise foy et les ménées sourdes et lentes des sieurs Vanschellebeck et Mailhol pour s’approprier tout le bien des suppliants. Vous avés vû plus haut, Monseigneur, qu’ils avoient accusé, par leur Lettre du 14. 8bre 1782 adressée aux suppliants qu’ils avoient entre mains les marchandises des défunts qu’ils evalüoient eux mêmes à quatre vingt mille Livres argent de france. Par la lettre qu’ils adresserent, aux malheureux qui implorent vôtre justice Le 1er 7bre. 1783, il résulte qu’après les fraix et commissions retenus, ils se portent débiteurs de la somme de cinquante un mille Livres argent de france, et promettent de faire passer les sommes en deux envois, l’un en fevrier 1784 et l’autre en mars ou avril. On apprit, dans ce temps, par diverses lettres de la Martinique que le Sieur Mailhol ÿ a vendû une forte cargaison dont il a remporté les fonds chés luy sans rien adresser aux suppliants.

L’Espérance, malgré toutes ces variations, nourrissoit encore les suppliants; ils n’osoient croire que quelque fut la mauvaise foy des sieurs Vanschellebeck et Mailhol, elle seroit poussée au point de les dépoüiller entiérement, et de les rédüire, ainsi que leur famille, au plus affreux désespoir; voila cependant l’effet qu’ils vouloient prodüire. La Lettre dattée du premier fevrier 1784 qu’ils ont adressée aux suppliants est une preuve complette de cette perfidie; ils disent que des enchainements d’affaires malheureuses, et des pertes ne leur permettent pas de faire passer les fonds qu’ils ont à eux en dépot puisqu’ils viennent de prendre des arrangements avec leurs créanciers pour ne les rembourser que dans des delais considérables. Voila donc le voile qui tombe; avec qu’elle indignation! de quel oeil, Monseigneur, verrés-vous des françois, des familles honnêtes rédüites au désespoir par des gens qui sçavent tout ôser, qui, au mepris du Droit des gens, violent les loix les plus saintes, abusent de la protection d’un gouvernement illustre, immolent les sujets d’un Monarque qu’ils devroient respecter, croyant que l’immensité des Mers doit assurer l’impunité de leurs crimes, et que le malheureux, une fois livré entre leurs mains, peut etre dépoüillé sans que les Loix reclament pour luy? Quel sort plus digne de pitié que le notre, Monseigneur! Qu’allons-nous devenir si vous ne daignés nous faire rendre justice? Nous allons etre poursüivis par des créanciers qui nous plaindront sans doute, mais qui doivent etre payés, et aprés cela que deviendront nos malheureux enfants? Oüi, Monseigneur, vous êtes juste, vous êtes sensible; c’est entre vos mains que nous nous réfugions, c’est vôtre protection que nous implorons, c’est d’elle que nous ôsons attendre le reméde de nos maux. Vous ne souffrirés pas que le commerce soit ainsi traité, et que le négotiant françois qui, travaillera pour soutenir la gloire de sa patrie, soit la victime du brigandage et des deprédations dans une terre etrangére, ou sous les apparences de l’amitié la plus sincére, on sçaura l’attirer pour mieux s’emparer de ses biens.

Daignés, Monseigneur, considérer combien il nous êtoit difficile d’echâper au piége que nous avoient tendû Les Sieurs Vanschellebeck et Mailhol. Un de nos associés alloit revenir en france pour nous rapporter des retours, ils faisoient tous les deux charger le vaisseau, une mort violente les enleve tous deux à cette êpoque. Nous nous imposons silence? sur cet êvenement; la Lettre de nôtre correspondant que nous avons l’honneur de joindre au présent, en dit assez.

Les Sieurs Vanschellebeck et Mailhol qui, n’avoient pas quitté nos associés, prenent soin de leurs funérailles, nous offrent leurs services en accusant les sommes qu’ils ont entre leurs mains; pour mieux nous engager à nous livrer à eux, ils nous insinüent que les américains sont [tous?] de mauvaise foy, et quand ils nous ont amenés au point ou ils nous veulent, beaucoup de variations de leur part et enfin le comble à tous nos maux et à leur perfidie.

Nous vous supplions, Monseigneur, oüi nous vous supplions très respectüeusement de vouloir bien jetter un coup d’oeil sur le compte de vente qui accompagne la Lettre du [1er] 7bre. 1783; vous ÿ verrés toute l’horreur de la condüite des sieurs Vanschellebeck et Mailhol.

Il n’est d’abord point êtonant qu’ils ayent varié dans Leurs declarations depüis leur lettre du 14. 8bre. 1782 ou ils nous disent qu’ils ont en main des marchandises des défunts qu’ils êvaluent eux mêmes quatre vingt mille livres argent de france. Il leur êtoit facile de gagner plus que les actionaires, et de redüire, à volonté, les bénéfices ou de se les attribüer, Monsieur le Marquis de Brétigny leur ayant remis les livres d’achats de france qu’avoient les associés défunts oü il leur êtoit aisé de voir le prix de châque article. Vous verres, Monseigneur, dans le même compte de vente, les deprédations les plus avérées.

Monsieur le Marquis de Brétigny, ÿ est-il dit, a fait vendre, d’autorité de justice, le Batiment des défunts seulement cinq mille trois cent Livres argent des isles, tandis qu’il revenoit à plus de vingt quatre mille Livres argent de france.

Nous croyons trop à la justice de Monsieur Le Marquis de Brétigny pour le penser d’etre assés peu jaloux des intérets des françois, et les exposer à de pareils sacriffices.

Ce qui nous donne Lieu de croire que Monsieur Le Marquis de Brétigny ne peut avoir aucunne part dans les opérations que nous annoncent les sieurs Vanschellebeck et Mailhol, c’est que nous voyons, dans le même compte de vente, la majeure partie des effets de la garde-Robbe du Sieur Ducastel que l’on evalüe environ onse cent livres, adjugée à Monsieur Le Marquis de Brétigny qui en a fait lui même l’acquisition. Un article intéressant de ce Compte est celuy ou il est dit: payé au Sieur Chaponel (c’est le même qui se disoit consul de france, et dont la lettre est cy jointe) la somme de quatorse cent six livres cinq sols pour un sixiême qu’il avoit sur le Batiment. Le Sieur chaponel n’êtoit point nôtre associé; nous ne le connaissons point, et nous ignorons d’ou provient cet intérêt ni de qu’elle maniére il l’a acquis; on ne nous a justiffié de rien.

Le compte de vente, dont nous avons l’honneur de vous parler, est simplement cloturé et signé par les Sieurs Vanschellebeck et Mailhol; ils s’y portent débiteurs seulement de cinquante à cinquante un mille livres argent de france. Il n’est pas bésoin, Monseigneur; de vous supplier d’observer que cette somme êtoit un dépot en espéces qu’ils avoient entre leurs mains, ainsi qu’ils l’accusent eux mêmes, qu’ils n’ont donc pû essuÿer aucunne perte sur cet objet, et qu’ils doivent etre ténus d’en faire les remises.

Voila donc la mauvaise foy des sieurs Vanschellebeck et Mailhol dans tout son jour; nous cesserons des plaintes qui nous dechirent le coeur. C’est vôtre justice, Ministre respectable, dépositaire du pouvoir du plus juste des Rois, que nous osons reclamer à présent; c’est l’honneur qu’on nous enleve que nous demandons, püisque l’on nous met hors d’etât de satisfaire nos créanciers, et enfin c’est la subsistance et l’etât de nos malheureux enfants que nous vous supplions de vouloir bien nous accorder. Nous ne cesserons de faire des voeux pour la prospérité et la conservation de Vôtre Grandeur.

Nous sommes avec le plus profond Respect Monseigneur De Vôtre Grandeur Les trés humbles serviteurs

J. Carayon associé de Ducastel et Blaud
chadenede veuve ducastel
chabert veuve blaud
Endorsed: 9 Janvr. [sic] 1784
641353 = 042-u027.html