From Gerard d’Auzéville (unpublished)
Monsieur,

Un citoiën cultivateur a eté forcé par des catastrophes trop ordinaires dans L’instabilité des choses humaines, de quitter La charruë qui sillonnoit le Champ de ses peres, et d’abandonner Les Lieux cheris qui L’ont vu naître, pour se rendre aux Sollicitations vives et pressantes de ses amis, qui le destinoient a tracer L’histoire des marches et des campagnes au depôt de la guerre. Le Ministere occupé a consolider les branches d’une communication immediate avec les deux hemispheres, a paru laisser a d’autres tems, La confection de ce tableau historique.

Je Vis alors evanouir avec L’espoir qui m’appelloit a Paris, Le zele si echaufé de mes Amis, des qu’ils apprirent que d’autres arrangemens venoient de croiser la perspective qu’ils m’avoient offerte. Ils m’ecrivent aussitot, pour m’instruire de ce coup inatendu qui Venoit de renverser Leur ouvrage; m’engageant a attendre dans mon païs, que ce Nuage dissipé ramenât sur L’horizon de nouvelles esperances. Cette missive arriva trop tard, puisque j’etois parti sur l’avis de Leurs Lettres precedentes.

Vous le dirai-je, Monsieur?…Depuis mon Sejour dans cette Capitale, j’ai ressenti toute L’horreur de la situation la plus accablante. L’air refroidi que je remarquai dabord, dans les personnes qui avoient paru S’interesser si vivement a changer mon sort, me fit presager qu’on craignoit de preter quelque secours a un homme que La fortune aiant depouillé de tout, laisseroit peut-etre pour toujours dans l’impuissance de remplir ses actes d’obligation: qu’on desiroit me tirer de L’abyme des calamités; mais sans puiser dans le canal de la finance; et sans alterer les consommations factices: mais imperieuses d’un Luxe qui devore tout, Sans être Jamais rassasié.

Livré au hazard et a tous les chocs de L’adversité, resté sans appui, Sans ressource, et tyrannisé par le phisyque des besoins les plus violens, dont L’exigence despotique va bientôt m’en rendre la victime; sans Patrie, puisque les auteurs de mon être se sont arrachés eux mêmes de leurs propres foïers, pour satisfaire à des Engagemens d’honneur, funeste resultat de nos disgraces; disgraces qui les mettent aujourd’hui dans L’humiliante necessité d’aller surcharger des Parens presqu’aussi malheureux, et de recevoir le partage d’un pain trempé dans les larmes de la Douleur. Que dois-je faire?

Je ne suis pas né pour Vivre dans les villes; La vanité mere des plus grands abus, y engendre des maux qui m’affligent sur L’humanité. Les Echellons de la fortune, y Sont d’ailleurs brisés pour celui, qui peu versé dans L’art de plaire, hait trop le vice et n’estime pas assez L’or qui le couvre, pour se prosterner devant L’idole du siecle. Graces, au Divin dispensateur des dons de la nature, non, je n’ai point le talent d’habiller Le mensonge avec les couleurs de la verité; et je ne sais ni encenser la bassesse ni ramper Servilement Sous le sceptre du crime. Que dois-je donc faire?

Accoutumé dés L’enfance aux travaux de L’Agriculture, doublement pénibles sur un sol froid, herissé de toutes parts par des forets et des montagnes qui avoisinent et se perdent dans les Ardennes; mon corps assoupi maintenant dans L’inaction, se plaint deja d’un repos de plusieurs mois qui etranger a sa maniere d’exister, pourroit relacher les ressorts de son activité.

L’Amerique offre Sur Sa surface immense des defrichemens utiles, dignes d’eveiller L’industrie des colons Laborieux.

C’est dans ce Nouveau Continent, ou Vous etes, Monsieur, Le moderne Lycurgue d’une Republique naissante, dont les citoïens magnanimes Viennent de briser genereusement Les fers oppresseurs, qui les tenoient tristement courbés Sous le Joug appesanti du fier Anglois. C’est Lá, oÿ une Legislation Lumineuse, prevoiante, fondée sur les droits et revetuë de tous les caracteres sacramentaux de la nation acceptante, va embrasser individuellement toutes les classes du corps civil, et Les soumettre au doux empire de L’Egalité. C’est lá, ou l’innocent malheureux Et persecuté trouvera un azyle sacré dans le sanctuaire des Loix; tandis qu’un puissant frein y arretera celui, qui S’abandonnant au torrent de sa bouillante frenesie, courroit tete baissée se heurter contre des ecarts dangereux a L’ordre social.

Heureuses loix! C’est sous vos auspices, que Le flambeau de la raison va Eclipser le fanatisme des erreurs et des prejugés funestes. C’est sous vos auspices, que les vices demasqués et domptés par le mord d’une puissance Legale et assujetie a elle même, vont etouffer dans les flots regorgés de Leur propre venin qu’ils ne pourront plus repandre. C’est sous vos auspices, que le crime tombant sous L’enorme fardeau de ses affreux attentats, et se voiant enchainé aux pieds des tribunaux, va exhaler avec son fiel, les derniers efforts d’une rage prête a s’eteindre. C’est sous vos auspices, que La vertu retenuë depuis le Berceau des societés au fond de L’obscurité d’oÿ elle voioit pâlir ses attraits ingenus Sous l’eclat suborneur du dangereux prestige, va paroitre en triomphe aux yeux des mortels; qui durant tant de siecles ont adoré son phantôme; elle va changer la scêne de la Nation qui la rappelle du tombeau pour lui eriger des trophées: elle va fouler sous ses pas intrepides L’horrible cadavre de La tyrannie qui avoit menacé d’ecraser L’univers sous le superbe colosse de son pouvoir inhumain.

Le resultat de cette rare harmonie en rendant au genie tout son essor, fera eclore Le germe des vrais talens. Alors on Verra ruisseller dans le Sein de la Republique, les canaux abondans d’un Commerce, qui fleurira a L’ombre paisible d’une administration protectrice; et qui degagé des entraves d’une autorité arbitraire, embrassera les deux mondes.

Parlés, Monsieur, et bientot je trouverai dans ce climat dont vous etes L’orgâne, fut-ce dans les cantons les plus reculés, un cercle de terrein, qui Echappé aux soins de L’Agriculture, ne demande que des bras, pour ouvrir les sources de sa fecondité.

Je suis avec la haute consideration, et le plus profond respect, Monsieur, Votre trés humble trés affectionné serviteur

Gerard D’auzéville

Endorsed: M. D’Auzeville
631895 = 029-199b001.html