From — Charvet (unpublished)
Serriere le 4 octobre 1783
Monsieur

Il y a longtems que je projette de vous écrire, mais chaque fois que je prends la plume pour cela, le voile de la défiance couvre mes idées et les égare. La nécéssité cependant perse au traver de la foule insensée des préjugés et me présente Sancesse le catalogue de Ses projets; comme elle est la mere de L’industrie, et que l’industrie nourrit les hommes, il n’est pas à mon pouvoir d’anéantir le fantome agréable qui flatte mon imagination.

De tous les projets qui peuvent affecter L’imagination de L’homme, Celui qui lui offre pour perspective une aisanse nécéssaire doit être regardé comme le plus Sensé; mais pour qu’il Se procure cette aisance, au traver d’une foule de Concurrent, il faut que le projet au quel il S’arrette puisse être utile aux hommes en général, et plus encor à la Societé à la quelle il le présente.

Celui que je prend la liberté de vous offrir n’est pas une nouvauté qu’il faille méditer longtems. D’autres que moi y ont pensé et depuis nombre d’années le gouvernement Englais en avait conçu l’idée.

Je Veux parler de la culture du muriér et de la fabrication de la Soie. Je Scais tres bien qu’elle est connue dans le continent de L’amerique Septentrionale et particuliérement dans la Caroline; mais j’ose juger par comparaison avec ce pay-ci, que cette culture n’est pas parvenuë au point de production qui doit la rendre un objet essentiel dans un état commerçant.

Avant de vous faire part de mes pensées, il Serait peut-être à propos de vous faire connaître celui qui ose Se flatter de fixer un moment vôtre attention. Je Suis né dans une famille honnette, pauvre et nombreuse, mon pere mort de tres bonne heure, nous a laissé pour Soutient une mere Sans fortune, et un oncle maternel, Seul protecteur de tant d’infortunnés. Ses faibles moyens ne pouvant pas balancer le poid de nos besoins, il a falu Sucomber; terrassé par le malheur, Ses jours penchent ver leur déclin; il approche du but ou finissent toutes les courses; mais de ce terme fatal il apperçoit Sa malheureuse famille qui lutte au milieu de Sa carriére avec les ronces de la misere.

C’est pour alégir le fardeau qui oppresse cet homme généreux que je Cherche à me détacher de la masse qui pese Sur Ses bras; je l’ai déja tenté mais toujours infructueusement. La france a trop de Sujets plus parfaits que moi, pour espérer que le hazard me mette Sous Sa main lorsqu’elle [La] plongera dans la foule des hommes ordinaires. Du fond de cet abîme je (?) mes cris, afin que l’homme D’état m’entende et que le philosophe m’écoute. Mais j’oublie que j’écris une lettre; ce n’est point de mes malheurs [dont] j’avais à vous etretenir, C’est une faveur que je demande.

Je désirerais porter mon industrie en amerique. Le Succès de mes entreprises dans la province du vivarais, mon lieu natal, ou la culture du muriér fait une des principales occupation des habitants; mon gout particulier pour L’agriculture, me font désirer la possession d’une portion de terre assez étenduë pour éffectuer en grand ce que je n’ay pû qu’ébaucher en pet[it.] Mes moyens ne m’ont pas permis d’élever plus de trois onces de vers à Soie, et depuis plusieurs années, ma méthode a occasionné un produit d’un quintal et plus par onces. Pour ne pas travailler en aveugle, jay reunis en forme de mémoire les observations qui ont res[ultées] de mes essais, comparées avec les ouvrages de plusieurs écrivain célebr[es,] afin de rendre publiques et générales des découvertes qui peuvent tourner à L’avantage de la Societé. C’est cette méthode, (que je vous présenterai Si vous ne dédaignéz pas mon offre,) qui Servira de base à mon établissement en cas que vous vouliéz me faire adopter pour Sujets des états d’amerique.

Je prévois une réfléxion, qui Se présentera naturellement à votre esprit, en lisant ma lettre; comment un homme qui a de Si Surs moyens d’augmenter la production d’une récolte, S’éloigne-t’il du centre ou elle est un principal objet de revenus? C’est que nul n’est prophête dans Son pays, et qu’en france un petite merite ne Se fait pas écouter S’il n’à pas le moyen d’agiter les grelots de la fortune. D’ailleurs comment combattre les prejugés du vulgaire avec les Seules armes de la raison? Les livres de MM. L’abé des Sauvages, Rigaud, Thomé, Dubet, &c on été lus et n’ont pas operés de grands changements dans la maniére accoutumée, parcequ’une bonne idée, mal conçuë ou mal éxécutée, ne fait Souvent qu’aucasionner de nouvelles erreurs. Les forts cultivateurs Se laissent entrainer par L’opinion commune, qui veut persuader qu’une opération en grand Sera toujours moindre qu’une plus petite, proportion gardée. L’homme indigent parle en vain, on ne l’ecoute pas.

Si L’idée que je me Suis formée d’un établissement dans une portion de terre, non cultivée, tels qu’en peuvent donner les états unis d’amerique, aujourdhui que la paix vient d’ouvrir les portes de leur vaste territoire, ne vous parait pas présomptueuse, je Suis garçon, je n’ay que trente trois ans; je Seray peut-être la Souche d’une famille qui rendra Ses Services utiles au pays qui aura Servi d’azile à Son auteur.

Les Seuls vers à Soie n’occuperaits pas mon tems; la culture de la vigne, L’art de faire le vin, dont les principes paraissent innés chez ceux qui naissent dans un pays ou L’on ne cultive que le Cep peuvent me mettre dans le cas de former des entreprises utiles [torn] lieu de ma naissance est Située entre les vignobles de Côte roti[torn] L’hermitage; je puis dire qu’il est peu de Situation ou la vigne demande un travail aussi entendu que celles dont je viens de vous parler.

Apres ce que jay osé vous dire de moi, je n’ai plus qu’un mot à ajouter, et ce mot est une priére; honnorer moi d’une reponce; quand même elle ne me Serait pas favorable, elle ne m’étonnera pas: il y a longtems que je Suis accoutumé aux refus. Mais il Sera glorieux pour moi, de dire que l’homme de ce Siécle dont le nom et les vertus méritent le plus d’aller à la posterité à bien voulu m’accorder L’honneur d’une conférence épistolaire.

Jay L’honneur d’être avec Respect Monsieur Votre tres humble et tres obeissant Serviteur.

Charvet

Charvet L’ainé, à Serriere en Vivarest par le péage de Roussillon
Addressed: Monsieur / Monsieur le Docteur francklin / Plénipotentiaire des états unis / d’amerique / a Paris
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