En réponse à la Lettre toute obligeante dont vous m’avez favorisé en date du 24 Fevrier 1774, puisque j’ai eu le bonheur de rencontrer votre goût dans le choix des nouvautés que vous avez bien voulu recevoir de moi, cela m’enhardit à continuer de vous payer le tribut de mes petits travaux. Je sens combien il est chétif; mais le desir extrême et constant que j’ai de faire exister les seuls témoignages en mon pouvoir de ma grande estime pour votre personne et pour tous les braves Américains, suppléera, j’espere, à ce qui lui manque de mérite intrinseque.
On a fini d’imprimer l’hiver passé une nouvelle édition du Droit des gens de Vattel. Je n’ai pu refuser aux sollicitations de certaines gens d’en être l’Editeur. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’à la réserve de mes idées touchant les peines, que ces gens connoissent et approuvent, toutes les autres theses que je soutiens, tant dans mes notes que dans une Lettre que j’ai mise à la tête de l’édition, sont justement l’opposé de ce qu’on vouloit de moi; et mon histoire à cet égard ressemble fort au conte de Balaam: on s’attendoit que je maudirois des tyrans beaucoup moins odieux que ceux que l’on bénit; et j’ai fait le rebours: je doute qu’on me le pardonne; et je m’en console.
Voici donc, Monsieur, trois exemplaires de ce Vattel: un pour votre Bibliotheque, un autre pour celle de Philadelphie, et un troisieme pour telle autre Bibliotheque et Province que vous voudrez. Vous trouverez sur un feuillet blanc, à la tête de chacun, mon idée sur le Gouvernement et la Royauté. Je la crois neuve et pourtant la plus simple de toutes, et la seule juste et saine. Impraticable, et par conséquent inutile et dangereuse à discuter en Europe, j’ai cru que, semée en Amérique, elle y pourra prendre racine, germer et fructifier un jour.
J’ajoute au paquet une couple d’exemplaires d’une traduction hâtée que j’ai faite de l’Extrait des Actes de votre Congrès général dans le temps où ces pieces parurent chez nous dans leur primeur en Anglois. Il me seroit difficile de vous dire, Monsieur, combien les Pieces qu’il contient ont été goûtées et admirées généralement, et l’horreur avec laquelle on voit Saturne dévorer ses enfans.
Vous trouverez encore, Monsieur, un petit Livre dans ce paquet, les Droits de Dieu de la Nature et des gens tirés de la Défense de la nation Britannique etc. par Abbadie, avec le Discours du Jurisconsulte Noodt sur les Droits des Souverains. On a réimprimé cela chez nous; on m’a fait présent d’un Exemplaire, et j’ai cru ne pouvoir mieux en disposer, que pour la Bibliotheque de Philadelphie, où je le crois à sa place, sur-tout dans les circonstances présentes.
J’eusse voulu vous envoyer deux autres Pieces: mais elles ne sont pas encore finies d’imprimer. L’une vous intéresse, Monsieur, particulierement: on continue à Leide les recherches que vous avez commencées sur le phénomene de l’huile répandue dans l’eau; et il a paru làdessus une brochure in 8vo en Hollandois, dont la Compagnie des Indes et l’Amirauté ont ordonné que tous les Capitaines de Vaisseaux emporteroient un Exemplaire en partant pour leurs voyages, et feroient des expériences avec l’huile. On m’a prié de mettre cela en François: ce que j’ai fait, en y ajoutant quelques notes critiques de mon cru.
L’autre Piece est un court Exposé de ce qui s’est passé entre la Cour Br. et les Colonies depuis la paix de 1763 jusqu’à présent. Cela n’est pas de moi: je ne suis pas assez instruit pour un pareil ouvrage; mais le Manuscrit m’a passé par les mains; et j’en ai conseillé la publication, en attendant que, tous ces troubles finis, quelque Tacite moderne Américain nous donne tout cela en détail. Alors ce sera l’un des morceaux de l’Histoire du monde les plus importants, les plus saillants, les plus féconds à peindre avec des traits de maître. Le beau champ pour un grand génie! Les vices aux prises avec les vertus! Le crépuscule d’une révolution totale dans le monde! Sept ou huit Etats nouveaux appellés par la Providence à nous retracer les beaux âges de l’ancienne Grece! Monumens éternels d’Admiration et de reconnoissance à ériger aux généreux défenseurs de la liberté et de la patrie, que le fer parricide a consumés, auxquels convient si bien cette belle Epitaphe des Spartiates tués aux Thermopyles: Passant, va announcer à Lacédémone que nous sommes morts ici pour obéir à ses Loix!
Le départ du Vaisseau ne me permettant pas de mettre ces deux brochures dans le paquet, je les garderai pour une autre fois, dans l’espoir que vous voudrez bien me permettre, Monsieur, de cultiver toujours l’honneur de votre correspondance.
L’Impôt exorbitant mis en France il y a 4 ou 5 ans sur l’entrée des Livres étrangers, en rebutant les Libraires forains d’imprimer pour ce Royaume, m’avoit fait mettre de côté ma Traduction d’Anderson. L’Impôt vient d’être aboli. J’ai repris cette traduction; mais d’autres occupations ne me permettent d’avancer que lentement. Je n’aurai garde d’oublier en son temps, si Dieu m’accorde vie et santé, que vous m’avez permis, Monsieur, de la dédier à votre Province; et je ferai bien plus de cas de cet honneur, que de celui de la mettre sous les auspices (comme s’exprime l’infame et basse flatterie) de quelque Monarque que ce soit.
Soyez persuadé, Monsieur, du respect sincere et profond, qu’a pour vous et pour tous vos vertueux concitoyens Américains, Monsieur Votre très humble et très obéissant serviteur