Jean l’Air de Lamotte to William Temple Franklin (unpublished)
Paris ce 27 Sept. 1785.
Monsieur,

Les bonnes Nouvelles que J’ai reçues par la Lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire du Havre, et par le Retour de M. le Veillard m’ont fait le plus grand Plaisir. J’espère que M. votre Grandpere aura aussi bien soutenu le Voyage d’Angleterre à Philadelphie, que celui de Passy en Angleterre. Ayant un bon Vaisseau et un bon Capitaine, il y a tout lieu de croire que vous étez maintenant arrivés, et J’en attends la Nouvelle avec Impatience.

La Conduite de Finck est bien extraordinaire, et vous serez surement aussi surpris que Je l’ai été d’apprendre qu’il doit 840 l.t. au M[archan]d de Bois de Passy, près de 400 l.t. à un pauvre Fruitier, plus de 300 l.t. au M[archan]d de Volaille, environ 400 l.t. au Boucher et 300 l.t. au Boulanger Faron, ces deux dernieres sommes excroquées de la maniere la plus indigne, sans tout ce qu’il doit à divers Epiciers de Paris. Tous ces Fournisseurs sont venus plusieurs fois pour vous faire part de leurs Inquiétudes; mais il a toujours sçu les écarter tantôt par des Mensonges, des Promesses et de[s] Menaces de leur faire perdre votre Pratique, et d’autrefois en leur faisant entendre que M. votre Pere avoit peine à toucher ses Revenus, et que vous les recevriez fort mal s’ils s’avisoient de venir vous demander de l’argent. C’est ainsi qu’il a sçu cacher les Dettes qu’il faisoit en votre Nom. Ses créanciers de Passy se sont assemblés la veille de votre Depart, et sont venus pour vous parler; mais il les en a empêchés en disant et affirmant qu’à la verité il n’avoit pas d’argent à leur donner, mais qu’il avoit dans sa poche un ordre sur M. Grand pour les satisfaire le lendemain. Après les avoir endormis par ses Mensonges, au lieu de payer, il a quitté Passy sitôt après votre Depart, et leur a écrit qu’il s’étoit glissé une Erreur dans ses Comptes à son préjudice, et qu’il partoit pour le Havre afin de les faire rectifier. Il vient encore de leur écrire pour les tranquilliser, et leur assure que vous avez donné des ordres à M. Grand pour les payer. Voilà par quel artifice il a sçu se soustraire à leur Poursuite. J’ai été chez eux comme vous m’en avez prié, et je n’ai pas eu de peine à leur persuader que vous ne lui deviez rien, que vous l’aviez toujours payé exactement tous les mois sans Jamais rien diminuer de ses Mémoires, que vous lui aviez même donné en partant plus de 400 l.t. de Gratification au delà de ce qui lui étoit dû, et que c’est un Fripon qui les a trompés, ce dont ils sont très convaincus. M. de Chaumont a reconnu son Injustice et sa mauvaise foi, et m’a dit qu’il le feroit arrêter s’il savoit où il est. Quant à moi J’ai souvent été tenté de donner avis à M. le Lieutenant de Police des Discours scandaleux qu’il tient partout contre M. votre Pere et contre Vous, ainsi que de son Injustice à l’égard de ses Créanciers, mais Je me suis contenté de leur conseiller de le faire arrêter. Il va partout criant contre vous et derniérement il a eu l’Audace d’envoyer un Mémoire à M. Jefferson pour le faire passer au Congrès. J’ai une Chose à me reprocher c’est de ne vous avoir pas averti de ce que Je savois de sa mauvaise Conduite pendant qu’il étoit chez M. Votre Pere. Cela vous auroit engagé à le veiller de plus près et vous l’auriez peutêtre empeché de tromper aussi indignement ces pauvres Fournisseurs et de ruiner ce malheureux Fruitier de Passy; car Je savois alors qu’il aimoit à boire, à jouer et qu’il entretenoit des filles. J’ai appris depuis qu’il passoit presque toutes les Nuits à Paris dans les Académies de Jeu, où il seroit encore facile de le trouver, car on m’a dit qu’il n’en sortoit ni Jour ni Nuit depuis votre Depart; et voila comme il employe la Gratification que vous lui avez donnée en partant, au lieu de payer ce qu’il doit. Enfin il n’est gueres possible de rencontrer un homme plus vicieux et plus fripon. Je souhaiterais bien que la police s’en emparât, ce qui, J’espere, pourra lui arriver, ses Créanciers ne paroissant pas disposés à le menager.

Le 15 du mois dernier M. le Cardinal de Rohan Grand aumonier de France a été arrêté à Versailles dans l’Antichambre du Roi. Après qu’on a eu mis les scellés chez lui en sa Présence, il a été conduit à la Bastille où il est maintenant detenu Prisonnier. La Cause de sa Détention fait beaucoup de Bruit. C’est pour avoir aidé une de ses Maitresses à excroquer au Nom et avec une fausse signature de la Reine un Collier de 18 cent mille livres à un Bijoutier de Paris. Cette femme qui s’appelle Madame Lamothe Valois est aussi à la Bastille. Les Amis du Cardinal prétendent qu’il a été trompé; quoiqu’il en soit le Roi a remis l’affaire entre les mains du Parlement qui a nommé des Commissaires pour faire les Enquêtes, et ils seront probablement jugés à la Rentrée par les deux Chambres assemblées.

L’Exposition des Tableaux au Salon a été aussi nombreuse qu’à l’ordinaire. Il y a quelques beaux Morceaux d’histoire, et le plus beau Tableau de Vernet que J’aye Jamais vû. Madame le Brun y brille à son ordinaire dans le Genre agréable. Quant à la Sculpture, le Pascal, et la Psiché abandonnée de Pajou, et le Racine de Boisot sont de toute beauté.

5 Oct.

Mr. de Vergennes vient enfin de terminer les Différends entre l’Empereur et les Etats Généraux. La Signature des Preliminaires a eu lieu ces Jours derniers. Les Papiers publics vous en apprendront plus à cet égard que Je ne pourrois vous en écrire.

Recevez, Monsieur, mes sincéres Remercimens pour les marques d’Amitié et les bons Conseils que vous avez bien voulu me donner dans votre Lettre. Je suis bien sensible à cette Bonté de votre Part, ainsi qu’au Désir que vous me témoignez de m’être utile dans votre Pays, où Je passerois bientôt, si J’étois sur d’y trouver quelque moyen de subsister en travaillant. J’espére toujours que vous voudrez bien vous en informer et m’en donner avis. Je ne vois qu’un avenir désagréable pour moi dans ce Pays cy. J’étudie, il est vrai, la Médecine avec plaisir, mais hélas, il faudra bientôt quitter Paris, n’étant point assez riche pour m’y faire recevoir médecin, et aller m’ensevelir dans une Province où Je vivrai malheureux, et ou Je ne crois pas que Je puisse Jamais m’accoutumer. Dans ce cas Je vendrai mon petit Patrimoine qui vaut environ 12,000 l.t. pour aller acheter quelques arpents de Terre en Amérique. Si Je n’y gagne rien du côté de la fortune, du moins Je serai libre, et peut être indépendant. C’est presque le seul but où J’aspire.

Veuillez, Je vous prie, me rappeller au Souvenir de M. Votre Grand Pere, et lui présenter ma Reconnoissance et mon Respect. Je Jouis parmi ses Amis d’une Considération que Je ne puis attribuer qu’à leur attachement pour lui.

Je profiterai avec bien du plaisir de la permission que vous me donnez de vous écrire. Vous pourrez avoir de meilleurs Correspondants, mais vous n’aurez Jamais de plus fidéle Serviteur

L’air De Lamotte

p.s. Mille Compliments à M. Benjamin. Il a laissé beaucoup d’Amis dans ce Pays ci, qui le regrettent bien sincèrement. J’apprends que votre Bagage est encore au Havre. Vous avez donc fait le voyage sans cette Eau épurée emballée avec tant de soin? Je crains que votre Santé n’ait souffert de cette Privation. On m’a dit pour me consoler que vous aviez surement à bord de l’eau de Bristol. M. le Veillard a ses Tables.
18 Oct.
Je viens d’apprendre avec bien du plaisir votre Arrivée à Philadelphie et la Reception qu’on a fait à M. votre Grand Pere. Je vous laisse à penser la Joie que cette heureuse Nouvelle donne à tous vos Amis.
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