From Pierre Saussine (unpublished)
Nismes en Languedoc Le 28 May 1782
Monsieur!

Plusieurs de mes amis ayant sçu que je prenois la liberté de vous ecrire, m’ont assuré que je n’en avois pas le droit; ils se trompent, j’ai celui que donne la faiblesse auprès d’un homme qui voudroit voir tous ses semblables Libres et heureux.

Un de mes jeunes Parents, nommé Boudon, laissé orphelin, passa entre les mains d’un Tuteur qui reunit la tendresse et les droits de son Pere; il avoit une fortune honnete: mais cet avantage pour la plus-part des hommes devint pour lui la source de tous les maux. Elle exita l’avidité de ses Parents qui s’emparèrent de lui, et qui, pour hater sa perte se servirent de son caractere ardent qui le portoit à l’independance et le livroit au plaisir. Ils lui montrerent dans son tuteur un homme qui se servoit avec trop de rigueur d’un Pouvoir que la nature ne lui avoit point donné; et ils n’eurent pas de peine à le lui persuader; ils lui conseillerent de quitter l’asille ou son Pere mourant l’avoit placé, et il le quitta, il se rendit à Paris et pendant q[uel]que temps il y vecut tranquille; mais ce n’est point ce qu’il falloit à ses avides Parents, et peu satisfaits d’avoir mis cent-cinquante lieues entre son Tuteur et lui, ils voulurent pour augmenter la Distance et multiplier les dangers lui faire passer les Mers; ils lui dicterent un Testament, et apres lui avoir donné pour quatorze mille francs de Marchandises, ils eurent le plaisir de lui voir quitter les cottes de l’Europe. Il se rendit à St. Eustache, ou ses connoissances le retinrent vingt-quatre heures de trop car la veille du jour fixé pour son depart, il eut la douleur de voir l’isle environnée par les perfides Anglois; il fut pris et depouillé. C’est alors que seul, sans ressource, ne voyant autour de lui que des vainqueurs qui insultoient à sa misere ou des malheureux qui la partageoient, il se rappella, mais trop tard, les jours tranquilles qu’il avoit passé dans la maison de son Tuteur, il desiroit de la voir renaitre encore, mais ses voeux n’etant plus secondés par sa fortune qu’il venoit de perdre, il se vit obligé de renoncer à cet Espoir. Son choix le conduisit à l’heureuse philadelphie, ou la misere l’a accompagné; si Monsieur Warton quil avoit eu l’honneur de voir à Paris, n’a pas daigné lui servir de Protecteur, il à tout à craindre; son Tuteur est desesperé, ses amis tremblent pour ses jours, c’est au genie bien-faisant qui preside sur l’Amerique à nous le rendre, c’est à l’illustre Franklin à repandre ses bienfaits dans les deux Mondes, et si l’on admire ceux qui se rendent dignes de la place qu’ils occupent, on aime on cherit ceux qui font des heureux.

Nous vous conjurons de vouloir bien employer votre credit pour scavoir si ce jeune-homme est à Philadelphie ou au Mary-land, vous pouvez tout, dites que Boudon paraisse et bientot nous aurons le plaisir de l’embrasser. Monsieur Court de Gebelin qui aura l’honneur de vous remettre cette lettre connoit depuis long-temps le Tuteur de mon jeune Parent il l’a vu tres souvent chez lui à Nismes et il vous instruira des moyens que l’on pourroit employer pour le faire revenir si vous daigniez le vouloir.

Je ne cesserai de faire des voeux pour ce peuple Naissant qui, par ses premiers efforts à merité de prendre un rang parmi les nations de l’Europe le plus beau souhait est de desirer que Dieu lui conserve cet homme extraordinaire qui les conduit à la liberté, vivez et les Ameriquains seront heureux. Puissais-je bientot joindre la reconnoissance à tous les Sentimens que vous m’avez inspiré! Puissais-je bientot eprouver que ces hommes extraordinaires qui par leur rang ou leur genie sont elevés au dessus de nous daignent descendre à notre rang, et nous ressembler par le plaisir de faire le bien.

Je suis avec un Parfait devoüement et une Consideration distinguée, Monsieur, Votre tres humble et tres obeissant serviteur

Pierre Saussine

Endorsed: Saussine 28 May 1782
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