“Dialogue Entre La Goute et M. F.”
d: American Philosophical Society; ad (fragment): Library of
Congress; printed by Benjamin Franklin, Passy [1784]
[before November 17, 1780]
Dialogue entre La Goute et M. F.
à Minuit le 22. Oct. 1780.
M. F. Eh! Oh! Eh! Mon Dieu! qu'ai-je fait pour mériter ces
Soufrances cruelles?
La Goute. Beaucoup de choses. Vous avez trop mangé, trop bu,
& trop indulgé vos jambes en leur Indolence.
M. F. Qui est-ce qui me parle?
La G. C'est moi-même, la Goute.
M. F. Mon Ennemie en Personne!
La G. Pas votre Ennemie.
M. F. Oui mon Enemie; car non seulement vous voulez me
tuer le Corps par vos Tourmens, mais vous tâchez aussi de de-truire
ma bonne Réputation. Vous me representez comme un
Gourmand et un Ivrogne. Et tout le monde qui me connoit, sçait
qu'on ne m'a jamais accusé auparavant d'être un homme qui
mangeoit trop, ou buvoit trop.
La G. Le Monde peut juger comme il lui plait; il a toujours
beaucoup de Complaisance pour lui même, et quelquefois pour
ses Amis. Mais je sçais bien, moi, que ce qui n'est pas trop boire,
ni trop manger pour un homme qui fait raisonablement d'Exer-cice,
est trop pour un homme qui n'en fait point.
M. F. Je prends—Eh! Eh!—autant d'Exercice—Eh!—que je
puis, Madame la Goute. Vous connoissez mon Etat Sedentaire;
et il me semble, qu'en conséquence vous pourriez, Madame la
Goute, m'épargner un peu, considerant que ce n'est pas tout à
fait ma faute.
La G. Point du tout. Votre Rhétorique & votre Politesse sont
également perdues. Votre Excuse ne vaut rien. Si votre Etat est
sedentaire, vos Amusements, vos Recréations doivent être ac-tifs.
Vous devez vous promener à Pied ou à Cheval, ou si le Tems
vous en empêche, jouer au Billard. Mais examinons votre Cours
de vie. Quand les Matinées sont longues et que vous avez assez
de tems pour vous promener, qu'est ce que vous faites? Au lieu
de gagner de l'Appetit pour votre dejeuner par un éxercice salutaire,
Vous vous amusez à lire des Livres, des Brochures, ou
Gazettes dont la pluspart n'en valent pas la peine. Vous dejeunez
neanmoins largement; Quatre Tasses de Thé à la Crême avec
une ou deux grandes Tartines de Pain et de Beurre couvertes de
Tranches de Beuf fumé, qui je crois ne sont pas les choses du
monde les plus faciles à digérer. Tout de suite vous vous placez
à votre Bureau, vous y écrivez, ou vous parlez aux gens qui vien-nent
vous chercher pour affaires. Cela dure jusqu'à une Heure
après midi sans le moindre Exercice de Corps. Mais tout cela je
vous le pardonne, parceque cela tient comme vous dites, à votre
[Franklin's italics:] Etat Sedentaire. Mais après diner, que faites
vous? Au lieu de vous promener dans les beaux Jardins de vos
Amis chez lesquels vous avez diné, comme font les Gens sensés
Vous voilà établi à l'Echiquier jouant aux Echecs, où on peut
vous trouver deux ou trois Heures. C'est là votre Recréation
éternelle. La Recréation qui de toutes est la moins propre à un
homme Sedentaire; parce qu'au lieu d'accelerer le mouvement
des fluides, il demande une Attention si forte et si fixe, que la Circulation
est retardée & les Secretions internes empechées. En-veloppé
dans les Speculations de ce miserable jeu, vous detruisez
votre Constitution. Que peut-on attendre d'une telle façon de
vivre, sinon un Corps plein d'humeurs Stagnantes prêtes à se
corrompre, un Corps prêt à tomber en toutes sortes de maladies
dangereuses, Si moi la Goute, je ne viens pas de tems en tems à
votre Secours pour agiter ces humeurs et les purifier ou dissiper?
Si c'étoit dans quelque petite Rue ou Coin de Paris, depourvu de
promenades, que vous passiez quelque tems aux Echecs après
diner, vous pourriez dire cela en Excuse: Mais c'est la même
chose à Passy, à Auteuil, à Montmartre, à Epinay, à Sanoy, où il
y a les plus beaux Jardins & Promenades & belles Dames, l'Air
le plus pur, les Conversations les plus agréables, les plus instruc-tives,
que vous pouvez avoir tout en vous promenant, mais tous
sont negligés, pour cet abominable jeu d'Echecs. Fi donc, M.
Franklin! Mais en continuant mes Instructions, J'oubliois de vos
donner vos Corrections. Tenez cet Elancement; & celui
M. F. Oh! Eh! Oh! Ohhh! — Autant que vous voudrez de vos
Instructions, Me. La Goute, même de vos Reproches, mais de
grace plus de vos Corrections.
La G. Tout au contraire, je ne vous rabattrois pas le quart
d'une. Elles sont pour votre bien. Tenez.
M. F. Oh! Ehhh! Ce n'est pas juste de dire que je ne prends aucun
Exercice. J'en fais souvent dans ma voiture, en sortant pour
aller à diner, & en revenant.
La G. C'est de tous les Exercices imaginables le plus léger et
le plus insignifiant, que celui qui est donné par le Mouvement
d'une voiture suspendue sur des Ressorts. En observant la Quantité
de chaleur obtenue des differentes Especes de mouvement, on
peut former quelque Jugement de la quantité d'Exercice qui est
donnée par chacun. Si, par Exemple, vous sortez à pied en hiver,
avec les Pieds froids, en marchant une Heure, vous aurez vos
Pieds et tout votre Corps bien échauffés. Si vous montez à
Cheval, il faut troter quatre heures avant de trouver le même
Effet. Mais si vous vous placez dans une telle Voiture, vous pouvez
voyager toute une Journée et entrer votre derniere Auberge
avec vos Pieds encore froids.— Ne vous flattez donc pas qu'en
passant une demie-heure dans votre Voiture vous preniez de
l'Exercice. Dieu n'a pas donné des Voitures à Roues à tout le
Monde, mais il a donné à chacun deux Jambes qui sont des Machines
infiniment plus commodes et plus Serviables; soyez en re-connoissant,
et faites usage des votres. Voulez vous savoir comment
elles font circuler vos fluides en même tems qu'elles vous
transportent d'un lieu à un autre, pensez que quand vous
marchez, tout le poids de votre Corps est jetté alternativement
sur l'une et l'autre Jambe; cela presse avec grande force sur les
Vaisseaux du Pied & refoule ce qu'ils contiennent. Pendant que le
Poids est ôté de ce Pied et jetté Sur l'autre, les Vaisseaux ont le
tems de se remplir, et par le Retour du Poids ce refoulement est
repeté, ainsi la Circulation du sang est accélerée en marchant. La
Chaleur produite en un certain Espace de tems est en raison de
l'Accélération, les Fluides sont battus les Humeurs attenuées, les
Secretions facilitées, et tout va bien. Les joues prennent du Ver-meil,
et la Santé est établie. Regardez votre Amie d'Auteuil, une
Femme qui a reçu de la Nature plus de Sience vraiment utile,
qu'une demi-douzaine ensemble de vous Philosophes pretendus
n'en n'ont tiré de tous vos Livres. Quand elle voulut vous faire
l'honneur de sa Visite, elle vint à Pied; elle se promene du matin
jusqu'au soir, & elle laisse toutes les maladies d'Indolence en
partage à ses Chevaux. Voilà comme elle conserve Sa Santé,
même sa Beauté. Mais vous, quand vous allez à Auteuil c'est dans
la Voiture. Cependant il n'y a pas plus loin de Passy à Auteuil,
que d'Auteuil à Passy
M. F. Vous m'ennuiez avec tant de Raisonnements.
La G. Je le crois bien. Je me tais, et je continue mon office.
Tenez cet Elancement et celui-ci.
M. F. Oh! Ohh! — Continuez de parler je vous prie.
La G. Non. J'ai un nombre d'Elancements à vous donner cette
Nuit, et vous aurez le reste demain.
M. F. Mon Dieu, La Fievre! Je me perds. Eh Eh! N'y at'il Personne
qui puisse prendre cette peine pour moi.
La G. Demandez cela à vos Chevaux. Ils ont pris la peine de
marcher pour vous.
M. F. Comment pouvez vous être si cruelle, de me tourmenter
tant pour Rien.
La G. Pas pour Rien. J'ai ici une Liste de tous vos Pechés, contre
votre Sante bien distinctement écrite, & je peux vous rendre
Raison de tous les Coups que je vous donne.
M. F. Lisez la, donc.
La G. C'est trop long à lire. Je vous en donnerai le Montant.
M. F. Faitez le. Je suis tout Attention.
La G. Souvenez vous combien de fois vous vous étez proposé
de vous promener le matin suivant dans le Bois de Boulogne, dans
le Jardin de La Muette ou dans le votre, et que vous avez man-qué
de parole; alleguant quelquefois que le tems étoit trop froid,
d'autres fois qu'il étoit trop chaud, trop venteux, trop humide,
ou trop quelqu'autre chose, quand en verité, il n'y avoit rien de
trop qui empechoit, excepte votre trop de Paresse.
M. F. Je confesse que cela peut arriver quelquefois, peutêtre
pendant un An dix fois.
La G. Votre Confession est bien imparfaite, le vrai Montant
est cent quatrevingt dix neuf.
M. F. Est'il possible?
La G. Oui, c'est possible parceque c'est un fait. Vous pouvez
rester assuré de la justesse de mon Compte.— Vous connoissez
les Jardins de M. Brillon, comme ils sont bons a prome-ner.
Vous connoissez le bel Escalier de 150. Dégrés, qui méne
de la Terrasse en haut, jusqu'à la Plaine en bas. Vous avez visité
deux fois par Semaine dans les après midi, cette aimable Famille.
C'est une Maxime de votre Invention, qu'on peut avoir autant
d'Excercice en montant et descendant un Mile en Escalier; qu'en
marchant dix sur une plaine. Quelle belle Occasion vous avez
eue de prendre tous les deux Excercices ensemble. En avez vous
Profité? et combien de fois?
M. F. Je ne peux pas bien repondre à cette Question.
La G. Je repondrai donc pour vous. Pas une fois.
M. F. Pas une fois!
La G. Pas une fois. Pendant tout le bel Eté passé, vous y etez
arrivé à six heures. Vous y avez trouvé cette charmante Femme
et ses beaux Enfans, & ses amis prêts à vous accompagner dans
ces Promenades, & de vous amuser avec leurs agréables Conversations.
Et qu'avez vous fait? Vous vous étez assis sur la Ter-rasse,
vous avez loué la belle Vue, regardé la Beauté des Jardins
en bas; mais vous n'avez pas bougé un Pas pour descendre vous
y promener. Au contraire vous avez demandé du Thé et
l'Echiquier. Et vous voila collé à votre Siege jusqu'à neuf
Heures. Et cela après avoir joué peutêtre deux Heures où vous
avez diné. Alors au lieu de retourner chez vous à Pied ce qui pour-rait
vous remuer un peu, vous prenez votre Voiture. Quelle Sot-tise
de croire qu'avec tout ce déreglement, on peut se conserver
en Santé, sans moi.
M. F. A cette heure je suis convaincu de la Justesse de cette
Remarque du Bon Homme Richard, que nos Dettes et nos
péchés sont toujours plus grands qu'on ne pense.
La G. C'est comme cela que vous autres Philosophes, avez
toujours les Maximes des Sages dans votre Bouche, pendant que
votre Conduite est comme celle des Ignorans.
M. F. Mais faites vous un de mes Crimes de ce que je retourne
en Voiture de chez Me. Brillon.
La G. Oui assûrement, car vous qui avez été assis toute la
journée, Vous ne pouvez pas dire que vous étez fatigué du travail
du Jour. Vous n'avez pas besoin donc d'étre soulagé par une
Voiture.
M.F. Que voulez vous donc que je fasse de ma Voiture?
La G. Brulez la, si vous voulez. Alors vous en tirerez au moins
pour une fois de la chaleur. Ou si cette Proposition ne vous plait
pas, je vous en donnerai une Autre. Regardez les Pauvres
Paysans qui travaillent la terre dans les Vignes et les Champs au-tour
des Villages de Passy, Auteuil, Chaillot, &c. Vous pouvez
tous les jours, parmi ces bonnes Creatures, trouver quatre ou
cinq vieilles Femmes et vieux Hommes, courbés et peutêtre es-tropiés
sous le poids des Années et par un travail trop fort et con-tinuel,
qui après une longue Journée de Fatigue ont à marcher
peutêtre un ou deux Miles pour trouver leurs Chaumieres. Or-donnez
à votre Cocher de les prendre et de les placer chèz eux.
Voilà une bonne Oeuvre! qui fera du bien à votre Ame; et si en
même tems vous retournez de votre Visite chèz les Brillons à
Pied, cela sera bon pour votre Corps.
M. F. Ah! comme vous étez ennuyeuse!
La G. Allons donc à notre Metier, il faut souvenir que je suis
vôtre Medecin. Tenez.
M. F. Ohhh!— Quel Diable de Medecin!
La G. Vous étez un Ingrat de me dire cela. N'est-ce pas moi
qui en qualité de Votre Medecin vous ai sauvé de la Paralysie, de
l'Hydropisie et de l'Apoplexie dont l'une ou l'autre vous auroient
tué il y a long tems si je ne les en avois empechées.
M. F. Je le confesse. Et je vous remercie pour ce qui est passé.
Mais de Grace quittez-moi, pour jamais. Car il me semble qu'on
aimeroit mieux mourir que d'être gueri si doloureusement. Sou-venez
vous que j'ai aussi été votre ami. Je n'ai jamais loué de
combattre contre vous, ni les Medecins, ni les Charlatans d'au-cune
Espece, Si donc vous ne me quittez pas, vous Serez aussi ac-cusable
d'Ingratitude.
La G. Je ne pense pas que je vous doive grande obligation de
cela. Je me moque des Charlatans, ils peuvent vous tuer, mais ils
ne peuvent pas me nuire. Et quant aux vrais Médecins, ils sont
enfin convaincu de cette verité, que la Goute n'est pas une Ma-ladie,
mais un Veritable Remede, & qu'il ne faut pas guerir un
Remede. Revenons à notre Affaire. Tenez.
M. F. Oh de grace quittez moi, et je vous promets fidelement,
que desormais je ne jouerai plus aux Echecs que je ferai de l'exer-cice
journellement, et que je vivrai sobrement.
La G. Je vous connois bien; vous étez un beau Prometteur.
Mais après quelques mois de bonne Santé, vous commencerez à
aller votre ancien train. Vos belles Promesses seront oubliées
comme on oublie les formes des Nuages de la derniere année. Al-lons
donc, finissons notre Compte. Après cela je vous quiterai;
mais soyez assuré que je vous revisiterai en tems & lieu. Car c'est
pour votre bien, et je suis, vous sçavez, votre bonne Amie.
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