On a jugé l’homme rouge, il est entierement dechargé, le comte
et la comtesse de Cagliostro le sont aussi; la dame de la Motte,
l’éleve de cette pauvre Madame de Boulainvilliers est condamnée a
estre fouéttée, marquée, razée capite tantum et enfermée a
l’hopital; Mr. de la Motte aussi fouetté et marqué, mais comme il
ne s’en soucie pas il s’est mis en sureté, le Sieur Vilette leur
complice est banni du Royaume et Melle Doliva hors de cour; le
lendemain le Prince evêque a eu la maladresse de ne pas renvoyer
assez tot au roy la demission de sa charge de grand aumonier et le
cordon bleu qu’il n’avoit qu’a cause de cette place a laquelle est
réünie celle d’aumonier de l’ordre, Mr. de Breteuil luy a demande
l’un et l’autre de la part du Roy qui éxile le prelat a son abbaye
de la chaise dieu en auvergne; Mr. de Montmorency évêque de Metz
et futur cardinal sera dit-on grand aumonier.
Suivant l’usage observé de temps immémorial, on raisonne a tort
et a travers sur le jugement et les ordres du Roy; pour un assez
grand nombre de gens illuminés par la charité la mieux entendue,
le cardinal de Rohan est devenu l’estre le plus intéressant; on
luy forge un grand mérite, on transforme un leger bobo qu’il a au
genouil en un mal des plus graves, du a sa prison et pour lequel
le savant Cagliostro prétend qu’on luy coupera la cuisse, on
pleure d’attendrissement et de compassion et on se recrie sur la
sévérité du prince a qui on attribue même des dispositions et des
rigueurs auxquelles il ne paroist pas qu’il ait pensé; d’autres,
ce sont des coeurs durs, des inhumains, trouvent bien étonnant que
dans une affaire ou la critique la plus severe ne peut pas
supposer le plus leger tort a la Reine, ou elle et par conséquent
le Roy sont griévement offensés, ou ce dernier a scrupuleusement
fait observer les loix, tandis que le cardinal dont la conduite
antérieure n’étoit pas irréprochable a montré et avoué
l’étourderie, la légereté, l’imprudence et l’incirconspéction les
plus impardonnables, le parlement au lieu de luy faire au moins
l’injonction d’estre plus circonspéct, l’ait au contraire déchargé
c’est a dire fait triompher autant qu’il étoit possible; les mêmes
gens conçoivent que le Roy pourroit prendre les plus facheuses
impréssions sur les magistrats, croire qu’étant si peu justes a
son égard, ils doivent l’estre beaucoup moins encore pour Les
peuples, et, si son âme éloignée du déspotisme ne l’en détournoit
pas, partir de la pour rendre luy même ou faire rendre la justice
par le moyen odieux des commissions.
Madame de la Motte vient d’estre éxécutée et renfermée a
l’hopital de la salpetriere; elle a combattu vigoureusement pour
eviter le fer rouge, de sorte qu’on pretend qu’elle est marquée
dans un tout autre endroit que celuy ou son empreinte a coutume
d’estre mise.
Vous apprendrez sans doute avéc peine la mort de Mr. de la
Motte, non pas le mary de celle dont je viens de parler mais de
celuy qui a été chez vous, qui etoit doux et honête, et qui se
repentoit vivement de la sottize qu’il avoit faite de ne pas aller
avéc vous en amérique.
Le Roy arrive de son premier Voyage, il a été a Cherbourg voir
couler deux de la a Caen, au havre, a Rouen diner chez le
cardinal de la Rochefoucauld et a Gaillon souper et coucher dans
le belle maison ou on nous a si bien reçus, enfin a Versailles; il
a fait tres agreablement ce voyage, on a temoigné la plus grande
joye sur son passage et partout, a toutes sortes d’egards, il
s’est conduit de maniere a se faire aimer; il faut éspérer qu’a
présent il ira voir les invalides.
Le Duc de la Rochefoucauld a qui j’avois communiqué la partie
politique de vostre lettre ou vous parlez de l’état actuel de
l’amérique m’a demandé, de la part d’un americain a qui il l’avoit
montrée, qu’elle fut imprimée comme extrait d’une de vos lettres
addressée a moy, pour répondre aux papiers anglois; quoyque je n’y
visse pas d’inconvénient je n’ai pas voulu y donner les mains sans
vostre permission; marquez moy, je vous prie, si vous y consentez,
ou encore mieux envoyez moy un morceau déstiné a remplir cet
objet.
On ma prété ces jours cy un livre anglais ayant pour titre:
observations on a late publication intituled Thoughts on éxécutive
justice wich is added a letter containing remarks on the same;
cette lettre est de vous, mon cher amy, et m’a fait grand plaisir,
j’y ai reconnu plusieurs quéstions que nous avions agitées
ensemble; cependant vous y dites qu’il vaut mieux que mille
coupables s’échapent que de risquer de faire perir un innocent et
vous ajoutez que ce principe n’a jamais été combattu par personne:
sans doute il a pour luy le premier cri de l’humanite qui n’est
affectée que de l’affreux malheur qu’il présente sans songer a
ceux qu’il peut entrainer; je ne crois pas la proposition
rigoureusement vraye, je pense même que le plus léger éxamen
suffit pour faire concevoir qu’elle renverseroit toute espéce de
justice criminelle sans laquelle aucunes sociétes ne pourroient
subsister, car il faut bien qu’elle admette des preuves et
quelques convaincantes qu’elle les exige, elles ne peuvent estre
que des probabilités; dans un grand nombre de procès criminels
jugés par des hommes les probabilités doivent necessairement les
conduire quelquefois a l’erreur et a la condamnation d’un
innocent, c’est un inconvenient, terrible sans doute, mais qu’il
faut mettre au nombre de ceux qu’entraine la société et auxquels
il faut bien se soumettre pour jouir [de ses] avantages; enfin
mille coupables échapés tueront, peutestre d’une maniere cruelle,
dix honestes gens aussi intéréssants, aussi innocents, que celuy
que vous voulez garentir, prétendre donc qu’il vaut mieux que
mille coupables éch[appent] que de risquer qu’un innocent meure,
c’est dire qu’il vaut mieux que dix in[nocents] périssent qu’un
seul. Je conviens d’ailleurs de tout le reste de vostre écrit;
j[’aspire?] comme tout bon citoyen, a une plus juste proportion
entre les délits et [les] peines, et je crois qu’avéc une
meilleure maniere de procéder, non seulement moins d’innocents
périroient, mais qu’un bien plus grand nombre de cr[iminels]
seroient punis, surtout si le législateur prenoit de justes moyens
de se gar[antir] des efforts de tout genre que font pour les
sauver les familles sur lesquelles le préjugé le plus absurde
imprime chez nous une tache lorsqu’un de leurs membres reçoit la
punition d’un crime.
J’ay reçu de Monsieur vostre petit fils une lettre du 6 may qui
m’inquiéte [sur le] sort de plusieurs de miennes, il m’accuse la
récéption d’une du 6 janv. sans dire un mot des précédentes,
tandis qu’entre cette date et celle du 9 oct. dont [sa] derniere
me parle, je vous ai écrit a tous deux le 30 oct. et le 19
décembre; [les] occasions sont bien fautives et bien rares quelle
difference de cette facheuse m[aniere] de nous entretenir au temps
ou je vous voyois tous les jours! Adieu, mon cher amy, [je] vous
aime et vous embrasse de tout mon coeur
Ma femme, cette si bonne femme et ma fille vous embrassent
aussi, tous nos amis voisins vous embrassent de même, ils
s’entretiennent souvent de vous et vous reg[rettent] toujours;
permettez que messieurs vos petits fils, Williams et Le Rey
trouvent ici les assurances de mon attachement pour eux.