From Joseph Ignace Guillotin (unpublished)
Paris 1er Juillet 1788
Monsieur

C’est avec une bien vive Douleur que j’ai lu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, en datte du 4 et 13 mai, et le papier qu’elle renfermoit. Quelle affreuse journées que celles du 19, 21, et surtout du 26 mars dernier! Que de pleurs elles vont faire couler! Que de familles désolées! Encore si c’étoit en combattant courageusement pour leur patrie que ces infortunés eussent versé leur sang; leurs services, leur gloire, la reconnoissance de leurs Concitoyens, pourroient servir à essuyer les larmes que leur généreux dévouement auroit fait répandre. Mais non, c’est un barbare assassinat, que l’on semblait n’avoir plus à redouter sur le paisible Ohio, qui tranche le fil des jours les plus précieux, et qui plonge des familles dans le deuil. Au nombre des victimes, deux jeunes voyageurs, doués des plus rares qualités de l’esprit et du Coeur; car le tems, le lieu de cette scène cruelle, la désignation des personnes, comme naturalistes, et toutes les circonstances réunies de cette sanglante tragédie, ne laissent presqu’aucun lieu de douter que le Botaniste et le minéralogiste françois, quoiqu’ils ne soient pas nommés dans la Gazette du Kentucke, ne soient les deux jeunes gens que j’avois pris la liberté de vous addresser, qui avoient eu le bonheur de vous intéresser, et auxquels vous aviez eu la bonté de faire le plus favorable accueil. Leurs dernières lettres, en datte de Pittsbourg, marquoient qu’ils étoient sur leur départ, et qu’ils comptoient descendre le fleuve vers le 15 mars. Ils alloient tranquillement préparer leur bonheur, et celui de leurs parens, de leurs amis dans l’azile de la Vertu et de la Liberté. Quel affreux revers! De ces deux infortunés, l’un est perdu pour toujours. L’autre, et lequel? on l’annonce presque sans ressource: probablement il n’est déja plus, et ce qui met le comble à l’horreur de cette catastrophe terrible, ce qui est véritablement désolant, elle renverse les projets les plus chers à nos coeurs. Comment en effect persuader à des femmes tendres et timides d’aller habiter une terre fumante encore du sang de jeunes gens qui leur étoient unis par les liens les plus doux du sang et de l’amitié? Une lueur d’esperance nous reste cependant encore: nous n’avons pas tout perdu. Le françois survivant au massacre a pu, dit la relation, quoique grièvement blessé, sauter hors du bateau dans la rivière, gagner le rivage, marcher ensuite, et faire un long circuit pendant la nuit pour arriver au bateau qui l’a recueilli le lendemain avec son compagnon d’infortune, Mr. Pierce, et conduit le jour d’après aux rapides. Il n’avoit donc probablement aucun viscère important de lésé. Il lui restoit donc des forces pour résister ainsi pendant deux jours aux fatigues d’une pareille entreprise. Blessé le 26 mars, il paroît qu’il n’avoit pas encore succombé le 4 d’avril, datte de la Gazette du Kentucke. Peutêtre les secours empressés de généreux Amériquains l’arracherent-ils à la mort. Mais ces fatigues même, longues et pénibles, succédant à une commotion terrible, le défaut de pansement et de tout autre soin pendant deux jours, n’auront-ils point rendu incurable une blessure qui n’étoit peutêtre pas mortelle par elle même. Ah! Monsieur, cette idée est affreuse; cette incertitude est cruelle. Avec quelle impatience je vais attendre les premières nouvelles! Dans quelles transes je vais être en les recevant! Ayez la bonté de m’en donner le plutot qu’il vous sera possible, Monsieur, je vous en conjure. Pardonnez mes instances, je vous en supplie; pardonnez ma sensibilité. Ah! Monsieur, vous la justifiez vous même par les éloges que vous donnez à ces malheureux jeunes gens: vous daignez même la partager. Vous la partageriez, si j’ose m’exprimer ainsi, bien plus encore avec moi, si, comme moi, vous aviez élevé le jeune Saugrain, si vous l’aviez toujours vu bon, honnête, aimable, et véritablement rempli de toutes sortes de connoissances utiles et agréables; si vous étiez uni par les liens les plus tendres à une famille qui le chérit. Je ne sais ce qui me dit que c’est lui qui est désigné par la dénomination de mineralist, et qui a eu le bonheur d’échaper à la barbarie des sauvages. S’il a été assez heureux pour guérir de ses blessures, si nous pouvons nous flatter de l’espoir de l’embrasser encore, je vous demande en grace, Monsieur, de vouloir bien lui continuer vos bontés, et de lui procurer tous les secours dont il pourra avoir besoin. Les sauvages lui ont tout enlevé: il a tout perdu: il est dénué de tout dans une terre étrangère, à plus de deux mille lieues de sa famille. Mais cette terre est habitée par un peuple hospitalier, bienfaisant, notre allié, qui sait que vous aviez accordé votre estime et votre protection à ce jeune homme, et qui paroît prendre le plus sensible intérêt à ce desastre. Cette idée me rassure. Je ne doute pas qu’on ne lui prodigue des secours de toute espèce, agréez en d’avance, Monsieur, mes sincères remercimens. Marquez-moi, je vous prie, quelle est la somme d’argent qu’il est nécessaire que je vous fasse passer, et par quelle voie, pour fournir à tous les frais tant de cette malheureuse avanture, que du retour en france, si il est encore possible.

Je prends la liberté, Monsieur, de vous demander la même faveur pour Mr. Picque, si c’est lui qui est assez heureux pour se tirer d’un aussi mauvais pas. En partant, il m’a laissé ici sa procuration et ses papiers, pour gérer ses affaires. En conséquence il pourra s’addresser à moi pour lui faire passer ce qui lui sera nécessaire pour subvenir à ses frais. Si malheureusement au contraire Mr. Picque est décédé, je pourrai retirer ce qu’il a laissé entre vos mains pour le remettre à ses réprésentans.

Dans tous les cas, Monsieur, je vous prie de vouloir bien faire constater par un acte public, suivant la Loi et les usages du Pays, le malheureux événement du 26 mars dernier, et d’y joindre l’extrait mortuaire de l’infortunée, ou des infortunées victimes de la fureur des Sauvages. Le tout visé par le Ministre de france près des Etats unis, afin que ces papiers, dans la meilleure forme possible, aient en Europe un caractère légal et authentique pour le repos des pauvres familles des décédés.

L’incertitude des suites de ce triste accident a fait que renfermant ma douleur en moi même, j’ai voulu en épargner une pareille aux familles de ces jeunes gens. Elles l’apprendront toujours assez tôt. Et si nous sommes assez heureux pour que l’un des deux survive, j’aurai sauvé bien des chagrins au moins à la famille de celui-là. Je n’ai donc point communiqué votre Lettre ni le papier qu’elle renferme. Je vous prie, Monsieur, pour les mêmes raisons, de n’en point parler, que ce fait ne soit absolument constaté, et que vous ne me l’ayez mandé. Je desirerois même fortement que vos papiers publics s’abstinssent, s’il étoit possible, comme je vois qu’ils l’ont déjà fait, de nommer ces deux jeunes gens, de peur que tombant entre les mains des parens, avant que je les aye prévenus, cette facheuse nouvelle ne leur cause une révolution funeste, ce que je redoute surtout pour la pauvre mère de Mr. Saugrain qui adore cet Enfant.

Je vous prie, Monsieur, de remettre les dépêches addressées en ce moment aux deux voyageurs à celui des deux qui pourroit survivre, ainsi que celles qui seroient à son addresse particuliere, et de bruler le reste. Vous aurez la bonté de bruler le tout, si nous avons eu le malheur de les perdre tous deux.

Quant aux couverts d’argent que vous avez entre les mains, j’ignore ce que c’est. Je retrouve cependant que ces Messieurs ont été chargés ici de remettre à Mr. Jean Barclay, négotiant à Philadelphie, six couverts d’argent, deux cuillers à ragoût, et une cuillère à soupe, le tout, façon angloise, de la part de Mr. D’arcel, qui avoit fourni une lettre de crédit de trois mille livres sur ce Mr. J. Barclay. Ce négotiant a refusé verbalement de faire honneur à la lettre de crédit, mais il n’a fait aucune réponse à Mr. D’arcel, ni sur cet object, ni sur les couverts d’argent, ni sur rien. Il seroit intéressant de savoir, si, quoiqu’il n’en dise rien, Mr. Barclay a mieux accepté l’argenterie que la lettre de crédit, ou si c’est cette argenterie qui a été déposée entre vos mains jusqu’à nouvel ordre de Mr. D’arcel. Je vous prie, Monsieur, de vouloir bien en faire informer, et de m’en donner avis.

Pardon, Monsieur, mille fois pardon de toutes les peines que je vous donne. Je crains d’abuser de vos bontés. Mais, Monsieur, vous voyez ma triste position. Profondément affecté du malheur qui m’accable, je ne puis avoir recours qu’à votre humanité; j’espère qu’elle m’excusera, et qu’elle versera le baume de la consolation sur une plaie bien douloureuse, qui saignera longtems.

J’ai l’honneur d’être dans les sentimens de la plus vive reconnoissance et du plus profond respect Monsieur Votre très humble et très obéissant serviteur

Guillotin D.M.C.

Il paroit que l’ouvrage de la convention avance: je vous en fais bien sincèrement mon compliment. [In the duplicate of this letter, he adds the following p.s.] Les Paquebots françois sont, dit-on, supprimés. J’ignore si la personne qui est chargée de ma lettre, et qui passe elle même en amérique, La remettra zélement. C’est qui m’engage, Monsieur, à faire le duplicata, et à vous addresser par la voie de Londres, afin d’être sur que vous recevrez cette reponse à la dernière Lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire.
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