From Louis-Guillaume Le Veillard (unpublished)
Passy 19 janv. 1786

J’aprends avec chagrin, mon cher amy, que vous avez trouvé vos compatriotes divisés, que deux opinions partagent a peu près également l’assemblée générale des représentans, de sorte que lorsqu’une des deux factions veut proposer quelque loy qui ne plait pas a l’autre, cellecy se retire et prive par ce moyen de son activité la législature qui ne peut l’avoir qu’avéc les deux tiers de ses membres, que les uns veulent conserver vostre sage constitution, et les autres la changer, détruire l’unité précieuse du corps législatif qui distingue la Pensylvanie des autres etats unis, oter au peuple l’éléction du conseil éxécutif et rendre vostre législation a peu près semblable a celle de plusieurs de vos républiques qui, d’après les préjugés anglois, encore trop communs en amérique, ont, a l’instar des chambres haute et basse, deux corps de législature qui nomment le gouverneur et le conseil éxécutif; qu’ils donnent pour motif de ce dernier article que les élécteurs de la campagne ne connoissant que leurs voisins ne nomment que des sujets mal instruits et incapables des affaires, comme si les membres qu’il faudroit bien qu’ils élussent toujours pour les deux chambres de la législature (ou vous n’aurez plus de republique) ne seroient pas dans le même cas et par suite ceux qui seroient choisis par eux pour le conseil éxécutif; comme si dans une republique naissante dont tous les individus connoissent et discutent sans cesse les intérests, le seul bon sens ne conduisoit pas mieux les affaires que toute la sagacité politique des habitans des villes, surtout lorsque le conseil n’étant chaque année renouvellé que d’un tiers, les deux autres tiers restants deja stylés guident et instruisent les nouveaux élus qui dans les années suivantes rendront le même service aux succésseurs des premiers. Ce n’est pas que je blamasse que le conseil éxécutif fut pris dans [la] législature, la constitution auroit l’avantage d’estre encore plus simple, et l’influence du peuple sur l’administration seroit la même puisque cette législature est élue par luy pour un temps limité, mais je regretterois la forme admise en Virginie ou la législature devant renvoyer tous [les] ans non pas par rang d’anciennete mais indistinctement deux membres du conseil éxécutif le pouvoir peut réster constament dans les même mains, il en résulte unr sorte d’humiliation et de honte pour ceux qui ne sont pas conservés, et des haines contre ceux qu’ils soupçonnent d’en estre cause; et chacun craignant d’estre un des deux renvoyés est bassement soumis aux volontés et le sera bientost aux caprices de chacun des messieurs de la législature, il faudroit au moins que le temps de leur géstion fut fixe et irrevocable sinon pour malversation jugée.

Au surplus, mon amy, dans ce monde ou tout devroit estre conduit par la sagésse et consequemment par la vertu, mais ou tout se gouverne en derniere analyse par la force et l’intelligence ou plutost la ruse, il est bien difficile de rien établir assez solidement pour que l’un ou l’autre ne le renverse pas; l’imagination et les desirs de l’homme ne s’arrestent jamais; dans l’oppréssion, il n’aspire qua l’indépendance, dès qu’il est libre il veut opprimer; vous avez déja sans doute en amerique un grand germe d’aristocratie, l’inégalité des fortunes, quelques soient les loix l’homme riche commande de fait a ceux a qui pour jouir de son bien il faut bien quil en fasse part, et le moyen d’empêcher cette disproportion est le premier et peut estre le seul problème que doive resoudre un législateur.

O mon amy! Pardonnez aux misérables habitant du Vieux Monde de vous rapeller ces idées triviales; n’allez pas croire qu’il mette ses lumieres a côté des vostres; n’attribuez sa témérité qu’au desir éxtrême qu’il auroit de savoir des hommes heureux avéc vous et par vous; Solon disoit qu’il n’avoit pas donné aux Athéniens les meilleures loix possibles, mais les meilleures qu’ils pussent recevoir; personne ne peut sans doute conoistre mieux que vous celles dont vostre pays est susceptible et les moyens de les y établir de la maniere la plus durable. Vostre absence, je le crains, a fait retrograder chez vous les lumieres, vostre retour va rétablir leur progression et j’éspere que la justesse de vos avis, vostre éloquence et la consideration personnelle que vous avez depuis si longtemps et que vous meritez si bien en ramenant a vous tous les ésprits réunira toutes les opinions.

1er fevrier 1786

Je reçois mon cher amy vostre lettre du vingt octobre, il y avoit deja longtemps que je savois tous vos succès et j’en augure dautant mieux pour la tranquillité publique que vous me mandez que vous avez eté par le sufrage unanime des différents partis élu conseiller pour la Ville de Philadelphie et ensuite president du conseil; a l’egard de l’ambition dont vous croyez encore estre susceptible, j’en connois deux espéces; toutes deux font desirer le pouvoir l’une pour le faire servir a se procurer des jouissances personnelles les honneurs dont il donne la disposition, l’autre pour l’employer, autant qu’il est possible a leur bonheur; vous n’avez jamais été, vous ne serez jamais atteint de la première, et vous ne guérirez point de l’autre.

Je suis bien faché que vos affaires ne vous laissent pas le loisir de faire ce que vous m’aviez promis; si je ne l’obtiens pas, je ne m’en consolerai ny pour moy ny pour l’humanité; vous m’aviez dit que la traversée vous suffiroit, [pour] devoir l’avoir a la descente du vaisseau,—donnez moy du moins ce que vous [avez] fait, et chaque jour écrivez seulement trois lignes pour finir le réste, n’oubliez pas non plus les recommandations que vous m’avez fait éspérer auprés de vostre société philosophique.

Dites je vous prie au cher Benjamin que je le remercie de sa réponse, que [je le] prie de m’écrire quelquefois qu’il se souvient de moy et surtout qu’il est heureux.

Nous avons perdu Mr. Watelet et Madame Du Tartre, ils étoient déja bien [malades] quand vous estes parti.

La bonne Dame et la fille que la providence ma données ont recu vos ba[isers] avéc grand plaisir et vous les rendent, mais quoyque vous en disiez elles vou[draient] bien que ce ne fut pas de si loing; si vous saviez combien aussi nous parlons s[ouvent] de vous! Comme nous vous regrettons! Comme nous vous aimons! Comme nous [vous] aimerons toujours!

Je vais vendre le plutost et le plus cher possible le fortepiano, j’en partagerai le prix suivant vos intentions au curé et au trésorier de la loge des neuf soeurs pour les pauvres.

Tous nos amis, notament Madame La Duchesse d’Enville, le duc de la Rochefoucault, Mr. de Condorcet, L’abbé Rochon, Madame de Chaumont, Mademoiselle de Montmarquet Mrs. Dailly etc. etc. me chargent de vous dire qu’ils vous sont pour jamais attachés et moy, mon cher amy, je les déffie tous ensemble de vous aimer autant que moy

Le Veillard

Je ne vous parle ny des Brillons, ny d’Auteuil, je sais qu’ils vous écrivent; les chats de Madame helvétius se conduisent beaucoup mieux depuis la peur qu’ils ont eue.
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