From — Cot d’Ordan (unpublished)
Lille Le 13. Juin 1777.
Monsieur,

Si vous étes touché de l’intêret que toute la Françe prend au sort d’une Republique naissante dont vous etes le principal organe; j’ose me flater que vous accueillerez avec bonté les voeux d’un jeune françois qui se devoue entierement à elle; non par un vil motif d’interêt puisqu’il est audessus des premiers besoins de la vie, qui font souvent entreprendre des démarches dont la seule excuse est la nécessité, mais par les sentiments de son coeur qui le porte naturellement à desirer tout ce qui peut hâter le triomphe et la félicité d’un peuple aussi interessant par L’équité de ses prétentions que par l’injuste oppréssion qui lui fait acheter de son sang la liberté qu’il tient de la nature.

Comme mon dessein est de passer dans l’Amérique Séptentrionale et de voir à m’y rendre utile dans quelque partie, j’ose tout espérer de vôtre recommandation, Monsieur, et je vous suplie de vouloir bien m’en honorer...n’ayant pas l’honneur d’être connu de vous, il est nécéssaire que je vous donne une légère idée de ce que je suis. Mon Pere qui depuis 45. ans sert dans les subsistances militaires, ayant eû le bonheur, soit pendant la guerre ou pendant la paix, de donner une bonne opinion de son zêle et de sa probité, s’est acquis, dans les emplois supérieurs qu’il a remplis, une réputation distinguée et la bienveillance des Ministres et de M.Mrs Les Officiers Généraux sous les ordres desquels il a eû l’honneur de servir. Sa conduite l’a mis à portée d’obtenir du Roy des appointement pour ses fils dans l’age encore le plus tendre: mais malheureusement tous emploïés dans la même partie ingrate, lente, peu stable et qui, entre plusieurs révolutions facheuses, vient d’en éprouver une qui, en changeant sa constitution a dérangé l’avantage de tous ceux qui y sont emploïés. Nous nous sommes vus présqu’en naissant trois freres engagés dans une concurrence étérnelle, dans cette carriere où il y a peu d’espérances. Ces idées m’ont toujours inquieté, mais je me laissois consoler par l’attente des événemens, cette leurre qui fait souvent qu’on s’engourdit dans l’inaction et la paresse de l’ame.

Je suis donc resté dans un état où j’avais pour guide et pour recommandation les services de mon Pere, et j’avoue avec reconnoissance que j’en ay ressenti d’heureuses influences: mais aujourdhui que les tems sont changés, que ma jeunesse s’écoule infructueusem[ent] et que l’âge d’or de la finance disparoît, il faut prendre un autre parti.

J’ay toujours aimé l’étude et le travail; mes délassements mêmes ont été consacrés aux beaux arts; et dans mes foibles essais j’ay risqué quelques ouvrages de musique qui ont eté entendus au concert de la Reine. J’ai voulu faire aussi ma cour aux muses qui m’ont souri quelques-fois; et soit qu’elles aient voulu me jouer quelques éspiégleries, ces volages déésses m’ont inspiré quelques Drames Lyriques que mon amour propre ne me fera point tirer de l’oubli où la raison les a condamnés malgré les flateries de quelques amis qui veulent rapeler de ce jugement. Mais je m’arrête sur ces bagatelles: je sens bien, Monsieur, que vous n’avez besoin ni de musicien ni de mauvais Poëte; et n’ai-je point aussi l’ambition de me prévaloir de ces inutiles talens que je regarde aujourdhui comme les erreurs de ma jeunesse: mais ayant toujours été occupé dans les bureaux des vivres, instruit sous les yeux d’un Pere capable qui m’a laissé les fruits d’une longue expérience, je pense que je ne serois point étranger dans les bureaux francois dont certainement il doit y avoir un établissement en Amérique pour les corréspondan[ces] avec la france. Ne connoissant point la forme de l’administration des affaires de ce pays je ne puis guère compter à quoi je puis être employé: mais s’il se trouvoit de l’impossibité [sic] à suivre la carriere des affaires de finance qui peut mieux que vous, Monsieur, donner des débouches à un jeune homme qui voudroit se porter à des services utiles qui fissent connoître son zêle et ses principes d’honneur et de courage s’il le falloit, etant aussi porté à servir vôtre Patrie de la plume que de l’Epée.

Je vous suplie de m’accorder vôtre protéction pour ce pays là et si vous daignez me faire l’honneur de me répondre favorablement je me déterminerai à partir à l’instant pour Paris afin de vous exprimer ma reconnoissance et vous donner avant mon Départ une opinion que les bornes d’une Lettre ne peuvent me permettre de vous inspirer.

Je finis, Monsieur, en m’imposant silence sur les éloges que vôtre glorieuse réputation et mon coeur pourroient me fournir persuadé que le respect et une considération infinie sont les seuls qui conviennent aux vrais Talents et à la vertu héroïque. C’est avec ces sentiments que je suis, Monsieur, Vôtre très humble et très obeissant serviteur

Cot D’Ordan
chèz son Pere Dirécteur Général des Vivres de
flandres, artois et Picardie à Lille
p.s. Je vous suplie encore de vouloir bien m’honorer de votre réponse; aussi-tôt qu’elle me sera parvenue, j’espere obtenir facilement un congé et la conservation de mon Traitement jusqu’à ce que j’aye pris en Amerique une certaine Stabilité.
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