From the Baron de Reuschenberg (unpublished)

Mémoire

fait à Paris le 7 août 1778

à Monsieur L’Ambassadeur des Etats Unis de L’Amérique Septentrionale rémontre très humblément le Sousigné; Que:

Des malheurs, des chagrins domestiques, des Proçès injustément perdûs, qui le frustrent d’une fortune assés considerable, et pour tout dire enfin ingénuément, un défaut de calcul, et d’économie, le mettent dans le cas de S’expatrier, et de chercher çe qu’on appelle: Fortune, ou dumoins une subsistençe honnête pour prix des serviçes qu’il offre de rendre. Dans le Cas de choisir une patrie, il préfère, homme de raison, çe Continent heureux, où la nature humaine presque partout allieurs avilie, semble rénaitre de ses Cendres, et où sous L’Empire des Lois, l’homme va jouir de toute la Dignité de son Etre. Si les offres du Soussigné sont agréées, il ira combattre de grand Coeur pour une Patrie qui Déviendra la Sienne, et pour une liberté naissante, dont les doux fruits lui Séront Communs avec les autres habitans de çette heureuse contrée. Dans çe moment-ci, il a à offrir aux Etâts unis: du sang, un bras, une épée, et quelques talens adaptés aux circonstances, dans des tems plus heureux et plus calmes, il pour[ra] peutêtre ne pas paraitre dénué de çeux qui font l’homme d’Etât, et le Citoien paisible, le Colon utile! Le Soussigné est né gentilhomme aloémand, çe qu’il dit içi par parenthèse, non pour se prévaloir du frivole avantage de la naissançe, comptant aller en un Paÿs où lon n’estime à juste titre les hommes que d’après leur valeur intrinsèque, et où la Seule noblesse est où doit être la vertu; mais Seulément pour dire çe qui en est; d’après les Idées réçues, d’après des préjugés peutêtre il régarde la profession des armes, Comme Son métier, et Sa ressourçe naturelle; mais même d’après les vrais Principes, il croira dévoir Sacrifier Son Sang et Sa vie à Sa nouvelle Patrie, tant que l’Etât séra en guerre. Bref, il tâchéra de Servir les Etâts unis le plus utilément que possible, à quelque sauçe qu’on veuille le mettre, pourvû qu’on lui donne le Caractère d’offiçier, et du reste l’habit et la vie, avec quoi l’apôtre des gentils dit avec raison, que nous dévons être contens; mais de çette façon, avec la meilleure volonté du monde ses Services ne Séront jamais qu’individuels, et par conséquent peu de chose rélativément à la totalité des affaires; aulieu que S’il doit être vraiément utile, il Croit qu’on dévrait lui permettre pour le Bien de la chose, de léver un pétit corps d’après les principes, où pour parler plus juste, d’après çeux de feû mr le maréchal de Saxe. Il a étudié çe grand homme, et il ose se flatter d’avoir saisi l’esprit de ses Révéries, qui, malgré la modestie du titre, sont un peu plus que les rêves d’un homme de bien. Il sent bien qu’on ferait peutêtre difficulté de lui confier pour commencer un corps aussi considérable qu’une Légion d’après les idées de feu mr. le maréchal de Saxe, mais en tout cas il démandera Seulément d’en former la quatrième partie; qui férait une troupe de 882 hommes, bien sur que dès la Séconde Campagne on [] lui permettrait de la doubler, et qu’au bout de 4 ans non Seulément il aurait la légion complette, mais qu’on réfondrait même d’autres Corps en la forme de légions. Et en effet cette espèçe d’ordonnance militaire Sérait bien digne des Etâts unis, et analogue à leur Etât naissant; çe fût avec les légions que la République Romaine, moins Illustre en sa naissance, sans Contrédit, que celle des Etâts unis, vaincquit toutes les nations, qui osèrent l’attaquer, où chès lesquelles elle porta Ses armes; çe fût, Sans doute, un Dieu, dit Végéce, et après lui le maréchal de Saxe, qui leur inspira la légion. Les Citoiens des Etâts unis étant animés d’un esprit digne des beaux jours de Rome, que ne pourrait on pas attendre d’une miliçe constituée d’après çes principes?

On pourra lui objecter: pourquoi dans plusieurs Etâts de L’Europe, et surtout en Françe on n’a pas adopté çe sistème? A céla il répondra avec le maréchal: que les meilleures choses ont quelquefois bésoin de plus d’un Siècle pour perçer, que la paresse, la coutûme S’y opposent, qu’on dit pour toute raison: Céçi est d’usage, céla n’est point d’usage. Et en effet l’homme est assès volontiers plus animal Coutumier qu’on ne pense; la preuve en est entre autres dans les miliçes de toute L’Europe presque calquées les unes sur les autres sans distinction de Climat, de constitution d’Etât, de génie des nations. Il y a mille choses dans la routine; qui n’ont aucune bonne raison, pas le Sens commun, mais c’est çe qu’on a dédaigné d’examiner d’un autre côté par une de çes contradictions dont çe meilleur des mondes est plein, personne ne veut être imitateur ouvertément; les Rois changent de ministres, les ministres changent d’avis, chacqun a son sistéme à Soi, et çélui d’un général étranger, qui a exçité la jalousie pendant sa vie, et L’envie même après sa mort, comment pourrait-il être gouté? Il aurait fallû couper le poing à çélui qui a écrit: imitatores servum peius; car, ces trois mots latins en favorisant la mauvaise honte, ont empêché bien de bonnes choses, çépendant Annibal, et pirrhus, qui valaient bien des Capitaines des Siècles suivans, n’ont pas balançé de copier les Romains, et ce n’est qu’en combattant à la Romaine qu’ils sont parvénus à Contrébalançer pendant quelque tems la valeur et la fortune de çes fiers Républicains. Gustave adolphe le restaurateur de l’art militaire, s’était rapproché beaucoup des Romains, et l’illustre Montecuculi digne rival du grand Turenne, approche beaucoup, dans Ses mémoires dumoins quant à L’armure des trouppes, et au mélange des différentes armes des Idées du maréchal. L’on démandéra peutêtre encore pourquoi le Héros de L’allémagne n’a point adopté çes Principes? A çéla on peut répliquer que les génies Créateurs n’agissent que d’après êûx-mêmes, que sa méthode, que tout le monde veut Singer, et dont peutêtre personne ne connait le fin, S’est justifiée par ses victoires, et qu’encore, sans adopter précisément L’armure et L’ordonnançe, il est en bien des points de L’avis du maréchal; il veut par exemple, comme çeluiçi, que la Cavalérie, au moins le premier rang, pointe et ne Sabre pas; il Sçait comme lui que presque tout L’art de la guerre git dans les jambes, et que cellesçi gagnent autant et plus de batailles que les bras, par les manoeuvres, les marches, les déploiémens. Il est bien d’avis de marcher partout où lon peut, droit à lennemi; car c’est une erreur de Croire, qu’il S’en fie, à çe feu en apparençe si terrible des Prussiens, il le fait commençer hors de portée, pour occuper et étourdir le Soldat, et intimider l’ennémi, mais les trouppes qui font le marteau, c’est à dire le vrai point d’attaque, ne S’amusent pas à tirer, vont toujours en avant, prennent en flanc, et queue et la manoeuvre et la baionnette décident et fixent la victoire. Enfin pour en révénir à la légion, le Soussigné est Si intimément convaincqû de la bonté de cette ordonnançe, qu’avec un corps ainsi constitué, et faisant bien son dévoir, comme il espérérait lui en donner le ton et l’exemple, il Croirait toujours marcher à la victoire, il est même persuadé qu’aucun autre corps composé Sélon la méthode usitée ne lui résistérait; point qu’il se croirait plus brave que L’ennémi, ce Sérait fanfaronnade, il prétendrait l’être autant, mais par L’excellençe de la composition comparée aux défauts de celles de L’adversaire; et en effet il ne faut pas être militaire, pour Sentir L’avantage qu’aurait un corps pareil rangé sur 4 et au bésoin sur 8 de hauteur, armé de longues baionnêtes et de piques, étaié d’une trouppe de chasseurs où armés à la légére, et d’une autre de Cavalérie d’élite, et Sécondée par une espèçe d’artillérie, que le maréchal appelle: amusettes, Sur ces longs battaillons, minçes, flottans, mal armés, diffiçiles à mouvoir, et qui ne pourraient en soutenir le choc. Le Soussigné se dispense de détailler içi toute la Composition d’un pareil corps, Croiant pouvoir renvoier pour céla à çe qu’en dit mr le maréchal, Sauf cépendant, qu’en cas d’exécution il osérait y proposer quelques légéres additions, et modifications, d’autant plus que le maréchal, comme tous les maitres de L’art, bref et Succinct, n’a pas tout dit, et a laissé beaucoup à penser et à déviner. Pourvû qu’on promit au Soussigné de choisir en arrivant, où plustôt qu’on lui donne de bons offiçiers, et bas offiçiers qui eussent au moins quelque teinture de Serviçe, il croirait pouvoir guarantir, que dès la Campagne prochaine, çe quart de Légion, qui pourrait toujours ténir tête à un battaillon où même Régiment ennémi quelconque, Sérait en étât de Servir. Le Soussigné ne réfuséra pas, démandéra même avec empressément, de défendre un poste, avoir la tête d’une attaque, la pointe de l’avantgarde, où bien l’extrémité de larrière-garde au cas que malheureusément on dût se rétirer dévant L’ennémi, comme de combattre en ligne. Mais du reste le Soussigné ne voudroit être chargé que de la partie militaire, et content d’un appointément honnête, et suffisant pour vivre, puisqu’enfin il faut subsister, il démandérait, pour qu’on ne pût même le Soupçonner de vouloir en faire ses choux gras, un Commissaire qui fût chargé de la partie économique, des fournitures, livraisons, équippémens, Sauf au Soussigné de controller çes objets, et de réjetter tout çe qui ne Sérait pas de bon alloi pour le Serviçe. Le Soussigné se réservérait en Sus de pouvoir introduire dans sa trouppe, de préçépte et d’exemple des moeurs austères, et une discipline sévére qui est l’ame des Sucçès, comme les annales du monde le prouvent; deux Exemples illustres tiendront lieu de mille: Dès que les Romains se rélâchèrent Sur la discipline, çes vaincqueurs du monde furent vaincqus, et lorsque les Laçedémoniens se dégoutérent du brouet noir, et Connurent L’argent et le Luxe, Sparte croula; il Sérait égalément exact sur les dévoirs de la Réligion quelquonque de chaqu, individu de la trouppe; c’est le Dieu des armées qui donne la victoire, et peut-on croire où espérer qu’il la donnéra à çeux qui L’offensent, où le méconnaissent?

On objectéra peutêtre encore au Soussigné que la guerre va finir, et que les anglais vont se retirer du Continent, en réconnaissant L’indépendance; le Soussigné le souhaite pour le bien de l’humanité, et la tranquilité des Etâts unis; mais supposé même, que çédant aux Circonstances, et pour avoir les Coudées libres d’un autre Côté, L’angleterre donne les mains pour un tems à une paix plâtrée; les hommes respectables qui composent le congrès, et célui qui le réprésente si dignement ici, sont sans doute trop éclairés, pour Croire que L’Angleterre rénonçe si légérément de bonne fois et pour toujours au plus beau fleuron de la Couronne, et pour douter un instant qu’à la prémière bonne occasion on ne tâche de révénir sur ses pas, et dès lors L’entrétien d’une milice stable dévient toujours indispensable, autrément on aura des hommes [   ] mais point de soldats; d’allieurs le Canada, tant qu’il n’aura point accédé, séra toujours un épouvantail, et un voisin Dangéreux. Deplus, il y a sans doute encore au Continent des voisins sauvages à Conténir, car on voit par les dernières Déclarations du Congrès, que les anglais ont tâché de les ameuter; or, je ne voudrais pas volontiers prêter mon bras pour subjuguer çes peuples, sans autre raison que celle du plus fort; un peuple libre, qui vient de sécouer un joug injuste, doit être généreux et conséquent, en ne faisant point aux autres, çe qu’il ne voudrait pas qu’il lui fût fait; et c’est sans doute là le sistème du congrès, mais il faut cépendant aussi savoir réprimer les barbares, les ténir en respect, empêcher leurs incursions, et assurer les frontières de L’état, or rien de plus propre à tout çéçi, qu’une légion, car avec un corps pareil on peut marcher à travers d’un monde de sauvages, sans craindre seulément d’être entamé, et la trouppe formée en quarré se moquéra de tous leurs impuissans efforts. En sus une pareille légion pourrait être une espèçe de Colonie et patrie militaire, qui se récrutérait d’elle même, on pourrait donner aux enfans des légionnaires une éducation publique et Commune, dont une gymnastique qui fût le prinçipe des vertus guerrières chès les Spartiates, et si négligée de nos jours, sérait une grande partie, et cette jeunesse exerçée à la lutte, à la Course, au Saut [] sérait une pépinière de Soldats endurçis aux travaux et infatigables, Il n’y a rien là, qui ne puisse s’exécuter, dès qu’on le veut bien. Le Soussigné, pour nerien déguiser, avoue n’avoir point de sçiençe pratique de la guerre, mais il a çéla de commun avec les trois quarts des offiçiers de toutes les armées Européennes, qui sont entrés au serviçe dépuis 17 années de Paix, et n’ont eû aucune occasion de voir du Sérieux; du reste il a assès vû et vêqu avec des trouppes pour être au fait du pétit serviçe de détail et journalier, nécessaire à Certains égards, mais qui ne déçide de Rien, et pour ce qui est de la grande théorie, il croit, sans se vanter en savoir autant et plus que bien des offiçiers vieillis sous le harnois, sans aller plus loin que le Serviçe de leur Compagnie où Régiment, d’autant qu’il a fait une étude et lecture réfléchie, de tout çe que César, polybe, foleard, Montécuculi, fouquiéres, Puysegur, Turenne, [Lo]venhalier, Rohan, Saxe, Guibert, Raÿ de St. Geniez, et plusieurs autres ont dit et écrit sur cet art, si inépuisable, et malheureusément dévénu si néçessaire.

En tems de paix, et soit pour les affaires du dédans, où du déhors le Soussigné ne sérait peutêtre pas un meuble inutile, aiant été élévé et nourri dans les Cours et dans les affaires, aiant eû part au gouvernément de deux provinçes, été emploié dans des négociations, connaissant un peu l’histoire, le Droit naturel, public et des gens, les intrigues des Cours, les intérêts vrais où Supposés des puissances, et les pétites causes des grands effets; possédant le français, L’aliémand, et le latin, parlant un peu L’italien, et comprenant L’espagnol et L’anglais assès, pour traduire ces deux langues, se flattant même de parler en quelques mois passablément la dernière, S’il le fallait. Même dans la vie privée, il se flattérait de n’être pas mauvais colon, s’entendant un peu à la culture des terres, bois, prairies naturelles, et artifiçielles, à çelle du lin, de la chanvre, du houblon, du maÿs, à la conduite des abeilles, à celle des Blanchéries d’Hollande, et enfin à la Direction des fabriques, et manufactures, entre autre aux forges.

Enfin le soussigné, si on veut bien le réçévoir, ne démande pas mieux que de vivre et mourrir:

avec un peuple libre, et qui n’a plus pour Rois,

que le Dieu des Chrétiens, ses vertus, et ses loix.

Il s’établirait de préférence en pensylvanie, et parçeque cette provinçe, s’il a bien entendû, a L’honneur d’avoir produit un Franklin, et parcequ’on lui a dit, qu’elle est pleine D’allémans, mais si même ses serviçes ne sont pas agréés, et S’il ne doit jamais mettre le pied en amérique; il n’en sera pas moins américain dans l’ame, il n’en prendra pas moins de part au sucçès et à la prospérité des Etâts unis, et il n’en conjure pas moins monsieur L’ambassadeur de proposer et bien récommander l’usage des Légions, et des amusettes. Bien sûr que si çet arrangément peut avoir lieu, il rendra des serviçes essentiels, et donnéra une supériorité décidée aux armes de la bonne cause, il se croira toujours trop heureux, si en donnant çette idée, il peut contribuer au moins indirectément au soutien et à la solidité de L’asile sacré de la liberté, et au triomphe de L’humanité.

F. E. Baron de Reuschenberg

Endorsed: Reucheberg Reflection sur la Guerre Aug. 7 78
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