Depuis vostre lettre du 10 decembre dernier je n’en ai point
reçu d’autre de vous, vous avez du en avoir une de moy du 20
fevrier, et vous recevrez par Mr. Jefferson la plupart des livres
que vous desirez ainsi que monsieur vostre petit fils, MM. Grand
ont du vous en envoyer la notte. M. Grand a été bien malade nous
avons cru le perdre, il est hors daffaire et va de mieux en mieux.
Nous sommes enfin a la veille des etats généraux, si quelqu’un
avoit dit lorsque vous etiez avéc nous qu’ils etoient seulement
possibles, il auroit courru risque de coucher à la Bastille. Je ne
sais pas le bien qu’ils opereront mais par provision au moins, on
dit et on imprime tout aujourdhuy et on n’emprisonne personne; la
pluspart des demandes des differentes députations sont publiques,
beaucoup donnent les bornes les plus etroites a l’autorité Royale
et toutes, sans éxception, veulent qu’avant de soccuper d’autre
chose on établisse une constitution qui donne a la nation
l’autorité legislative soit conjoingtement avéc le Roy, soit
indépendemment de luy, qui fixe la forme de composition et daction
des etats généraux permanents, ou a époques fixes et raprochées,
de maniere quils se rassemblent d’eux mêmes sans convocation,
qu’on mette a l’abri de tout danger la sureté personnelle et des
propriétés, que la presse soit libre sous la caution de
l’imprimeur obligé de mettre son nom a l’ouvrage qu’il distribuera
et qu’on abolisse toute éspéce d’éxemption et privilege pour le
payement des impots etc., une multitude dautres objets sont encore
demandés comme la reforme des loix civiles et criminelles, la
résponsabilité des ministres etc. Ce n’est pas encore tout, m[ais]
sur ces bases, si on parvient a les etablir, nous irons, non a la
perfection que l’humanité ne comporte pas, mais au dégré de bien
dont tout estre raisonnable doit se contenter.
Malheureusement les prélats et les nobles ne sont pas encore
assez moderés, et les derniers rangs assez instruits, les états
intermédiaires qui le sont parfaitement, sont pour cette raison
odieux aux premiers et difficilement apperçus des seconds éblouis
et aveuglés par les premiers rayons d’une liberté dont ils
n’avoient pas seulement l’idée qui les enivre et les rend
incapables d’entendre raison; l’esprit social ne peut s’établir
que par l’influence d’une bonne constitution, et il seroit
nécéssaire pour la former, [de] maniere que nous aurions dans ce
moment besoin pour faire des loix d’une disposition qui ne peut
estre qu’une suite d’elle. La Noblesse paroist tenir a la
pretention facheuse de voter par ordre et non en commun et par
tête ce qui rendroit inutile au tiers etat le nombre de ses
deputes que les reglements ont rendu égal a celuy des deux
premiers ordres, et qui veulent avéc raison deliberer en commun et
voter par tête, seul moyen de mettre l’esprit public a la place de
l’esprit de corps, il est a craindre que cette difficulté
n’entraine une scission desastreuse.
Malgré les calamités recentes de la grêle, de la disette de
grains et du grand h quoyque nous soyons en plein anarchie et
que personne ne soit assez sur d’estre obéi pour oser rien
commander, la nation est si douce qu’il y a eu peu de desordres.
Les troubles qui se sont élevés en bretagne, en Provence ou Mr. de
Mirabeau joue un grand Rosle, en dauphiné en franche comté se sont
appaises d’eux mêmes, il n’y a pas en tout cent hommes de tués, et
si nous parvenons a une constitution raisonnable, nous
l’obtiendrons meilleure, peutestre que celle des anglois et nous
l’aurons acheptee bien moins cher que vous et eux.
Parmi ceux qui paroissent d’une maniere saillante se montre un
homme dont vous ne vous seriez peut estre pas douté, qui doit par
sa position, son rang, ses richesses, son indépendance se couvrir
de gloire en consommant la révolution, ou de mépris s’il la
manque, ou s’il la laisse imparfaite en ne soutenant pas les
principes qu’il a solennellement declarés, c’est le duc D’Orleans;
il a sans doute de grands deffauts, mais il a des vertus qu’on ne
soupçonnoit pas et qu’il a passablement prouvées dans les
dernieres calamités publiques; son caractere, a la vérité meslé de
Bizarerie et d’originalité promet cependant d’estre ferme et
l’abus de pouvoir qui, pour le motif le plus injuste la privé
longtemps de sa liberté luy doit inspirer un desir de vengeance
qu’il ne peut pas exercer plus voluptueusement qu’en retablissant
le plus solidement possible la liberté individuelle et par
conséquent celle de la nation.
Plusieurs députés ne sont pas encore arrivés et ceux de Paris et
environs n’etant pas élus, l’ouverture des etats qui devoit estre
faite lundy dernier 27 avril est remise a Lundy 4 may, en
attendant nous avons nostre bonne part [de] troubles publics, la
pluspart des assemblées de Paris et environs ont été [fort?]
tumultueuses, qu’un grand nombre, après un long temps employé a de
v[aines?] clameurs ont été obligées de se séparer, sans avoir rien
entamé, elles paroissent cependant s’appaiser et s’acheminer a une
terminaison quelconque, mais le bas peuple, surtout les ouvriers,
soit d’eux mêmes [soit] qu’ils soient soudoyés par des mécontents,
ont causé de grands desordres, pillé des maisons, brulé des
meubles, maltraité, tué même des particuliers; quelques troupes
stationnées aux environs sont venues au secours, on a [été] obligé
de tirer et avant hier au soir on croit qu’il y a eu près de cent
[morts] et au moins autant de blessés, aujourdhuy le calme paroist
rétabli; parmi les morts il y en a 25 ou trente qui ont peri dans
des tourments affreux [en] devastant une manufacture de Papier
dans les caves de laquelle ils ont de l’eau forte et de
l’huille de vitriol qu’ils ont bu pour du vin ou de la liqueur.
L’empereur a été fort mal et va mieux, mais on croit son mal
incurable; le Dauphin paroist aussi n’estre pas loing de sa fin.
Toute la maison Chaumont est dispersée; Mr. de Ch. est a sa
terre avéc ses deux filles non mariées; la Pauvre madame de Ch.
plaide avec son mary en séparation de biens, elle va sous peu de
jours habiter un cou[vent?]. Les maisons de Passy sont saisies
reellement par les créanciers.
Mr. Jefferson vous remettra vraisemblablement cette lettre, et
doit repasser apres l’equinoxe d’automne je serois sensiblement
afligé s’il revenoit les mains vuides et s’il ne m’apportoit pas
tout, ou au moins presque tout l’ouvrage que vous m’avez tant de
fois et si solennellement promis.
Le Lundy 4 le Très St. Sacrement est sorti de la Paroisse de
Morts-dame a Versailles suivi du Roy, de la Reine, de toute la
famille Royale et de la cour dans la plus grande Pompe et des
deputés des trois ordres revetus (chaque ordre) d’un costume
different qu’ils ont bien voulu prendre sur la seule décision du
grand maitre des ceremonies de france. Cette procession s’est
rendue a la Paroisse de St. Louis ou il y a eu grand Messe, sermon
etc. apres quoy chacun, y compris le Seigneur St. sacrement, est
revenu separement dans sa demeure, on trouve que dans cette
auguste cérémonie le Bondieu remplissoit un Rôle trop subalterne.
Le lendemain ouverture des états. Le Roy a fait un discours
qu’on a beaucoup et sincerement applaudi pour ce qu’il contenoit
et la maniere dont le Roy l’a debité, vous y trouverez cependant
quelques expressions inquiétantes et qui sentent la caque, celuy
du garde des sceaux n’a pas été entendu, Mr. Neker en a lu ou fait
lire un qui a dure deux heures trois quarts, il n’est pas encore
imprimé, en attendant on le juge toujours et rien de si variable,
de si méchant et de si benin.
M. de Mirabeau deputé aux etats généraux pour le tiers etat de
la Provence et qui promet la plus incoercible turbulence avoit
imaginé de proposer une souscription de 3 l.t. par mois pour une
feuille de journal des états qui auroit paru chaque jour, les deux
premieres ont été distribuées, rien de plus licentieux et de plus
exagéré contre les ennemis de l’auteur, ou plutost ceux dont il
est ennemi; on ne croit pas nos têtes suffisament formées pour une
liberté si grande et comme les loix relatives a la presse
subsistent encore, l’ouvrage est arrêté; mais des clameurs, des
cris, des maledictions contre la tyrannie!
1ere difficulté scission aux etats, l’ordre de la noblesse veut
verifier ses pouvoirs luy même, sans l’intervention des deux
autres, et le tiers etat veut avéc raison que la totalité des
pouvoirs soit vérifiée en commun; cependant les avis sont partagés
parmi les nobles, 45 ont voté pour lavis du tiers, mais de la,
inaction, embarras du Roy, de Mr. Neker, des ministres et de tout
le monde.
Beaucoup de troupes arrivent aux environs de Paris, mais sans
causer d’inquietude; les affaires actuelles et la cherté du pain
causent tant d’effervescence que le peuple a besoin d’estre
contenu.
Les députés de Paris pour le tiers état ne sont pas encore
nommés, ceux de la noblesse le sont de ce matin, je reçois un
courrier de Mr. le Duc de la Rochefoucauld qui m’annonce qu’il est
élu le second, il y en a 10, Mr. de Tollendal l’est aussi et ce
qu’il y a de plus plaisant c’est que Mr. Deprémenil (?) son
implacable adversaire est aussi deputé de la noblesse hors des
murs de Paris. Mr. de la fayette a été elu pour un baillage
d’auvergne aussi pour la noblesse.
Mr. le comte d’Artois elu pour la noblesse d’un Baillage du
Bearn. Le n’a pas cru qu’il put accepter et il a refusé.
Tous les députés de Paris et environs ont été présentés au Roy
et sont réunis aux autres.
La même difficulté relativement a la verification des pouvoirs
subsiste toujours quoyqu’absurde, malgré les commissaires
conciliateurs et l’opinion du clergé qui paroist conforme a celle
du tiers, la noblesse persiste, sans donner de motifs
supportables, a vouloir juger seule de la validité de ses
pouvoirs.
Jay diné hier chez madame helvetius avéc Mr. Jefferson et le
Docteur James et vous jugez qu’il a été grandement question de
vous.