From Charles-Eléonor Dufriche de Valazé (unpublished)
à Essey près séez en normandie Le 10 xbre 1779
Monsieur,

Permettez qu’un homme qui fut l’admirateur de vos talens, avant qu’un grand Evénement vous eut rendu si célébre dans le monde, s’entretienne un instant avec vous, et vous parle à Coeur ouvert comme s’il parlait à son frere. Je pourrais entasser des phrases comme un autre, vous louer et louer les anglo-américains, entrer dans des détails au sujet de la guerre présente, en un mot, vous faire perdre votre tems que vous savez Bien employer: mais non, je vous dirai seulement que je vous aime vous et les vôtres, et c’est à ce sentiment que vous devez l’importunité que je vous cause; mais mon Coeur oppressé du desir de votre Bonheur et de celui des hommes en général ne saurait plus contenir tout ce qu’il ressent, j’ai Besoin qu’il s’epanche, et j’ose vous donner des Conseils. Ce mot, on ne le dit gueres, mais qu’importe le mot si l’intention n’est pas d’injurier, et surtout si la Chose est Bonne.

Je suppose avec ce qu’il y a de gens raisonables que tous les Efforts de l’angleterre contre les provinces unies d’amérique seront inutiles, et je la compare pour l’heure à un Enfant mutin qui ne comptant plus obtenir par la force quelque chose qu’il avait taché d’arracher injustement des mains d’un homme fait, ne laisse pas de lutter encore en criant, parcequ’un fol orgeuil, fruit de sa mauvaise Education, lui a fait croire jusqu’à ce moment que rien n’oserait lui resister: Et c’est pour ne pas sortir de ma comparaison par une suite de cette bouffissure que l’angleterre s’en prend à nous de ses mauvais succès, comme l’Enfant obligé de céder décharge sa colere sur ceux qui sont témoins de sa défaite.

Vous vivrez indépendans, Monsieur, dans une partie du monde dévouée à la tyrannie depuis près de trois cens ans. Mais en brisant le joug que vous avait imposé votre ancienne métropole, gardez vous d’en recevoir des mains de tous les autres peuples qui, semblables à l’ange tentateur jaloux de voir des heureux quand il leur est impossible de l’Etre, ne cesseront de s’efforcer pour vous séduire jusqu’à ce qu’ils vous aient remis participans de leur infortune. Ce joug qu’ils vous offriront, Bien différent de l’autre imposé par la nécessité, a quelque chose d’attrayant, il est paré de fleurs, et quelque pésant qu’il soit il vous sera porté par des mains délicates; Mais Malheur à la nation, Malheur à l’homme imprudent qui ose l’Essayer sur sa tête, il s’y attache aussitôt avec des liens invisibles qui l’incorporent avec Elle: et tel est l’aveuglement qu’il produit, que les têtes qui en sont le plus surchargées deviennent les objets de l’Envie.

Vous savez desja, Monsieur, que c’est du Luxe que je veux parler, et ses suites fatales ont fait plus d’une fois le sujet de vos méditations; mais l’attention Extrême et non interrompue que j’ai apportée à suivre son influence sur les moeurs et la politique des nations me met en droit, ou du moins me fait une Loi de vous en entretenir. C’est de lui que je vois dériver dabord la soif ardente d’envahir de Grandes propriétés, c’est à dire l’inconvénient terrible et inhumain de voir une petite portion d’un Grand peuple regorger de superfluités; tandis que le plus grand nombre s’exténue pour se procurer le nécessaire, et se consume d’Envie pour les superfluités dont il ne jouira jamais; et auxquelles il attache un si grand prix, que ceux même qui ne sont pas assez riches pour se les procurer toutes, se ruinent, non pas même pour les posséder, mais seulement pour avoir l’air d’en jouir.

Cette division générale comprend toutes les Classes de l’Etat. Ainsi la première est vaine, molle et sans pitié; la seconde ajoute à ces vices tous les désordres qui naissent d’une mauvaise oeconomie; et la dernière est doublement misérable.

Les premières séductions de Luxe s’exercent sur les femmes. Elles sont plus aisément la dupe de ce qui Brille, Elles sont plus facilement séduites par les yeux, Elles perdent la pudeur et nous font perdre le soin des choses véritablement Bonnes et utiles. Que ne fait-on pas pour leur plaire, que ne fait-on pas pour obtenir ces riens dont la jouissance est si peu de chose et dont la privation est si terrible? Les liens des familles se relachent; les Enfans se haïssent et se craignent; les peres vivent trop au gré de ceux qui leur doivent le jour, et trompent la nature pour ne pas faire des indigens; les mariages ne sont plus un résultat des Convenances des Caracteres, mais des fortunes et sont par conséquent tous mauvais; les tribunaux retentissent du Bruit des usurpations, la justice devient vénale, et les chemins sont pavés de voleurs qui, pour jouir plus surement de l’impunité, ou pour faire plus surement leur coup arrachent la vie à ceux qu’ils dépouillent de leur argent.

A qui faut-il s’en prendre de ce desordre? N’en doutez point, Monsieur, c’est au gouvernement qui a Laissé introduire Le luxe, qui a permis que les citoyens fussent tentés et incités au mal; c’est à lui qui n’a pas vu que la situation que je viens de décrire etait l’effet nécessaire d’une Cause impérieuse. Que peut-on attendre après cela des menaces et des chatimens? C’est un tourment de plus pour le peuple qui s’écrie, pourquoi nous punir de l’Effet de vos séductions? C’est vous qui nous apprennez que nous sommes malheureux; c’est vous qui nous faites honte de notre infortune; ce sont vos mepris qui nous font tout tenter pour en sortir. [ ] et grands de la terre, Comment votre oreille se ferme-t-elle aux gemissemens de l’homme? quoi vous etes moins sensibles que [les] Bêtes qui paraissent compatir aux souffrances de ceux de leur Espéce? Mais si vous vous interessez véritablement à l’Etat [dont] vous vous etes rendu les maitres, voyez sa ruine qui s’avance voyez les Campagnes qui se dépeuplent pour fournir aux atteliers des villes; l’agriculture qui dépérit en proportion de l’accroissement des manufactures inutiles; la population, qui baisse par l’impossibilité des mariages heureux, et par les soins Barbares, mais necessaires que les Epoux prennent à ne pas accroitre leur famille; la mol[lesse] qui enerve tous les Bras; l’obligation d’entretenir une multitude de soldats pour suppléer par le nombre à la Bravoure; la dépendance dans laquelle vous vous etes mis de vos voisins, leur jalousie; la haine de ceux qui vous servent, l’impatience qu’ils eprouvent de l’Esclavage dans lequel vous avez su les réduire. [Consi]derez enfin l’Exemple de tous les grands Empires que le luxe et la molesse ont conduit à leur fin. Les phalanges macédoniennes ne brillaient que par le poli de leurs armes, et les troupes de darius étaient chamarrées d’or. Sparte qui s’honorait de sa pauvreté subsista huit cens ans sans être enceinte de murailles.

Mais quelle est précisément la ligne de démarquation entre le necessaire et le superflu? personne jusqu’ici n’a osé la tracer. J’aurai le Courage de dire ma pensée à ce sujet. Un pays qui a des paturages assez abondans pour servir de magazin intarissable au necessaire, qui rapporte du bled, des fruits de quelque nature que ce soit dont on puisse extraire une Boisson salutaire, des laines, du lin ou du chanvre, du bois de charpente, et où l’on trouve du fer a précisément tout ce qui lui faut; il n’a nul Besoin de l’Etranger. Une maison meublée de lits, de tables, de chaises et d’ustencilles nécessaires pour la cuisine, percée de plusieurs ouvertures garnies de vitres claires pour laisser un passage à la lumiere, doit sans plus d’ornement être la demeure d’un citoyen riche.

Mais craindrait-on que dans un pays où il faudrait se réduire à ce simple nécessaire, une infinité de manufactures n’ayant plus lieu, ceux qui les cultivent ne tombassent à la charge de l’Etat qui ne saurait à quoi les employer. Oui, c’est là une des plus fortes objections qu’on fasse aux détracteurs de luxe qui renvoyent tous ces hommes à la culture des terres, et qui, pour leur trouver de l’occupation vous parlent des défrichemens à faire. Ils auraient particulierement raison vis à vis de vous; mais certainement ils se trompent à l’egard de la france, s’ils comptent que par la culture ordinaire, les défrichemens à faire occuperaient assez cette nuée d’hommes devenus inutiles. Cependant je dis comme eux ce sera de nouveaux Bras acquis à l’agriculture, mais voici la manière dont je voudrais qu’ils fussent employés.

Un laboureur fait valloir une ferme de trente arpens par saison (?) avec sa femme deux domestiques et une servante et si l’on veut encore un homme de journée, six boeufs et deux chevaux. Retranchez ces derniers compagnons du travail, et au lieu de six personnes que nous venons de compter, il en faudra dix huit dont quinze hommes Becheront la terre au lieu qu’elle soit labourée. De cette manière on aura Beaucoup moins Besoin de pâturages, et par conséquent un tiers des terres sera rendu à la culture des denrées de premiere nécessité. Ce nouveau régime est plus propre d’ailleurs à feconder le sol, et en augmentant la quantité des terres labourables il favoriserait la population, et fournirait du travail à trois fois autant d’hommes qu’il y en a qui s’en occupent. Il faut observer encore qu’il n’est personne qui ne soit assez fort pour soutenir cet Exercice. C’en est assez pour cet objet, et ma lettre devient longue, quoique j’aie encore plus d’une chose à vous dire, et que je me resserre le plus que je peux.

Si le luxe des particuliers est la somme d’une infinité de maux dont on a droit d’accuser le gouvernement, quels reproches n’a-t-on pas à lui faire, Monsieur, quand c’est lui qui le premier donne l’Exemple du Luxe. On croit avec raison qu’on ne saurait trop émouvoir et s’attacher le peuple par des fêtes et des assemblées publiques, et comme il n’est aucune vérité qui ne puisse devenir une Erreur, on s’est attaché presque partout à rendre ces fêtes somptueuses et brillantes. Et c’est là que chaque citoyen va puiser le poison qui doit égarer son esprit. Qu’on s’est trompé! romulus couronné de Laurier portant sur son épaule un chêne auquel étaient attachées les dépouilles d’acron et suivi de toute son armée parut aussi grand aux romains que paul emile au milieu de tout le faste qui accompagna son triomphe. Etait-on moins sensible à cette couronne de laurier qui fut si longtems l’ornement du vainqueur, qu’on le fut depuis à la couronne d’or qui la remplaça? Et Camille dont l’arc triomphal n’etait construit que de grosses pierres mal polies valait-il moins que le tyran auguste qui en fit elever pour lui de si magnifiques? Ce luxe public n’est donc point la source des vertus, mais bien plutôt du luxe corrupteur des citoyens.

Vous voyez, Monsieur, que c’est au gouvernement et aux gens en place à donner l’exemple salutaire de la simplicité, et qu’ils y sont excités par le desir des Bonnes moeurs, de la félicité publique, de leur propre repos et de l’aggrandissement de l’Etat. Dailleurs quelle serait l’influence d’un seul homme s’il avait le courage presqu’impossible de se mettre en Butte aux railleries de ses compatriotes par un nouveau genre de vie si différent de l’allure ordinaire. Certainement il faut d’autres modèles. C’est ce que je vous invite, ce que je vous prie même de faire entendre à vos concitoyens: quand je les estimerais moins, je suis tellement dominé par le desir du Bien général, que je n’aurais pu retenir ma pensée dans les circonstances où ils se trouvent: homo sum, et nihil humani a me alienum puto. Je ne vous aurai cependant rien dit de neuf, je le sai Bien, de tout ce que je viens de vous écrire, il n’y a peut-être de réellement à moi que l’ordre dans lequel je l’ai rangé; mais souvent aussi c’est cet ordre seul qui fait sentir l’importance des vérités, et qui conduit à la persuasion. Ajoutez ce qui m’a echappe et ce que je n’ai pas vu: une lettre quelque longue qu’elle soit n’est point un discours. O si je pouvais par ce peu de lignes satisfaire l’ardente passion que je ressens pour le Bonheur du genre humain, que je vous devrais de remercimens pour m’avoir si bien secondé.

Il me reste encore un mot à vous dire que je crois Bien essentiel. Gardez vous de jamais instituer parmi vous la noblesse héréditaire. C’est une semence de divisions éternelles, les Exemples sont sans nombre à ce sujet; c’est introduire la haine et la guerre au milieu de l’Etat [ ] de Bien en tout genre doit etre assez payé par l’Estime et l’amour de ses compatriotes. Quiconque fait le Bien pour obtenir une récompense n’est pas digne d’etre républicain. Est-il digne d’être humain?

Adieu, Monsieur, j’ai pris et j’ai laissé la plume sans aucun mouvement de vanité; c’est une justice que ma Conscience me rend, ne me jugez pas plus défavorablement qu’Elle. Je vous souhaite et aux votres des succès non interrompus et la sagesse qui sait les mettre à profit.

Je suis avec un profond respect, Monsieur, Votre tres humble et tres obéissant serviteur

Dufriche De Valazé
ancien officier d’infanterie
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