From [Benjamin Rush]: Reflections on the Life and Death of Edward Drinker, Translated by the Abbé Morellet (unpublished)
Reflexions sur la vie et la mort d’Edouard Drinker habitant de Philadelphie mort le 13 novemb. 1782 dans la 103e année de son age

Edouard Drinker etoit né le 24 decemb. 1680 dans une petite maison qui fait aujourd’hui le coin des rües appellées la rüe seconde et la rüe du noyer dans la ville de Philadelphie. Ses Parens y etoient venus s’y etablir du lieu appellé Beverly dans la baye de Massachuset. Les bords de la delaware en cet endroit ou s’est batie la ville de Philadelphie etoient habités au tems de sa naissance par des indiens et par un petit nombre de suedois et de hollandois. Il disoit souvent a ses compagnons qu’il avoit cueilli des fruits sauvages et chassé aux lapins dans les parties du terrein qui forment aujourd’hui les quartiers les plus beaux et les plus peuplés de la ville. Il se rappelloit l’epoque du second voyage de Guillaume Penn en pensylvanie et montroit l’emplacement de la petite Barraque où logeoit à son arrivée ce fondateur avec ceux qui l’accompagnoient. A l’age de 12 ans il alla à Boston pour y faire son apprentissage du metier d’ebeniste. En 1745 il retourna avec sa famille à Philadelphie d’où il n’est pas sorti depuis. Il avoit été marié 4 fois et avoit eu 18 enfans tous de sa première femme. Il avoit mangé à la même table avec quatorze de ses enfans. Peu de tems avant sa mort il lui naquit un arriere petit fils la 5e tête dans l’ordre des generations à compter de lui même.

Il avoit conservé toutes les facultés de son esprit jusqu’à la derniere année de sa vie, et même alors sa memoire que l’age affoiblit si generalement n’etoit chés lui que très peu diminuée. Il se rappelloit non seulement les evenemens arrivés dans son enfance et sa jeunesse mais même ceux d’epoques bien posterieures—et sa memoire etoit si bonne que son fils m’a assuré ne lui avoir jamais entendu conter la même histoire deux fois à la même personne.

J’interromprai mon recit pour remarquer à cette occasion que jusqu’à l’age avancé on ne se rappelle que rarement les evenemens de l’enfance et de la jeunesse. Ce fait et quelques autres m’ont conduit à soupconner qu’aucune des traces que les faits impriment dans notre memoire ne s’oblitere entierement quoique diverses causes puissent pour ainsi dire les recouvrir pour un tems. Combien de fois, à la vüe soudaine de certains objects et particulierement en entendant des chànts et des airs que nous avons sû dans notre enfance ne nous arrive t’il pas de nous rappeller des evenemens de cet age dont nous pouvions croire que nous avions perdu tout souvenir.

J’ai connu un jeune homme qui lorsqu’il etoit pris de vin parloit avec facilité la langue francoise et qui de sang froid ne pouvoit pas faire dans cette langue deux phrases de suite. Il l’avoit apprise dans son enfance et sembloit l’avoir entierement oubliée par le defaut d’usage. La Comtesse de L—v—l avoit eté elevée par une femme du pays de Galles qui lui avoit enseigné son langage. Elle l’avoit oubliée en apprenant le francois qui etoit sa langue maternelle. Longtems aprés dans le delire d’une grosse fievre on lui entendit prononcer des mots que personne de sa maison ne comprenoit. Une vieille femme du pays de Galles se trouvant auprès d’elle reconnut la langue de son pays; cependant la comtesse après son retablissement ne put jamais se rappeller un seul mot de cette langue dans laquelle elle avoit fait des phrases suivies au milieu de son delire. Il faut croire que dans l’autre monde nous tirerons de grands avantages de cette tenacité de la mémoire pour le progrès de nôtre esprit dans la route des connoissances si necessaires à nôtre bonheur. Je reviens à Drinker.

Sa vüe lui manqua entierement plusieurs années avant sa mort mais son ouie se soutint très bonne jusqu’à la fin. Il conserva aussi tout son appetit excepté dans les dernieres semaines de sa vie. Il dejeunoit habituellement au sortir du lit avec la quantité de thé ou de caffé que nous appellons pint (equivalente à peu près à la chopine de paris) et du pain et du beurre à proportion. Il dinoit à onze heures et mangeoit beaucoup et des nourritures solides. Il prenoit du thé le soir et ne soupoit jamais. Il avoit perdû toutes ses dents 30 ans avant sa mort ce que son fils attribuoit à l’usage excessif qu’il faisoit du tabac fumé mais le defaut de mastication ne l’empechoit pas d’avoir une digestion prompte et facile et ne parut causer aucune alteration dans sa santé. J’ignore si les gencives endurcies par l’age font jusques à un certain point l’office des dents ou si les sucs qui detrempent les alimens dans la bouche ou dans l’estomac deviennent eux mêmes assés actifs pour operer la maceration et la dissolution mais j’ai souvent observé des vieillards qui mangeoient beaucoup sans en être incommodés.

Drinker etoit très curieux des nouvelles dans les derniers tems de sa vie. Son education ne lui avoit donné de gout pour aucun autre genre de connoissance. C’est un fait digne d’etre observé que l’age ne fait qu’augmenter en nous le desir de savoir loin de l’affoiblir. C’est une consolation pour ceux qui se flattent de parvenir à la vieillesse de penser que les infirmités auquelles la nature a soumis nos corps dans l’age avancé peuvent devenir plus supportables par les jouissances qui nourrissent l’esprit.

Drinker etoit d’un caractere sage et moderé. Au milieu du travail le plus penible, de la seduction et de la compagnie des malheurs de la vie et des calamités de la nature il ne s’est jamais laissé aller á boire avec excès du vin ou des liqueurs fortes. Pendant les 25 dernieres années de sa vie il buvoit deux fois par jour un verre de la liqueur que nous appellons Toddy faite avec deux cuillerées à bouche de liqueur spiritueuse dans une demi pint d’eau. Son fils homme agé de 59 ans m’a dit qu’il ne l’avoit jamais vû yvre. Je crois que cet usage des liqueurs spiritueuses et l’époque à laquelle il a commencé à les prendre ont contribué à alleger pour lui le poids des années et vraisemblablement à prolonger sa vie suivant ces paroles des proverbes date ciceram moerentibus et vinum his qui amaro sunt animo bibant, et obliviscantur egestatis suae et doloris sui non recordentur amplius. Ch. 31; V.6 et 7.

Il a joui toute sa vie d’une santé si ferme qu’il n’a jamais eté alité que trois jours. Il disoit n’avoir aucune idée de la douleur qu’on appelle mal de tête. Dans les dernieres années de sa vie son sommeil etoit quelques fois interrompu par quelques humeurs qui lui tomboient dans la gorge et qui produisoit ce que nous appellons la toux des vieillards.

J’ai dit qu’il etoit doux et moderé mais ces qualités negatives n’etoient pas les seules qu’on pouvoit estimer en lui. Il etoit d’un caractere très aimable, la vieillesse même n’avoit pas eteint sa bonne humeur. Il etoit gay avec tout le monde. Il avoit des principes de religion aussi fermes que sa morale etoit pure. Il etoit assidû au service de l’eglise et il est mort se tenant assuré d’etre heureux dans une autre vie.

La vie de cet homme se trouve marquée par des circonstances qui ne se sont rassemblées peut etre pour aucun autre. Depuis les siecles des patriarches aucun homme n’a eté temoin d’une plus grande quantité d’evenemens interessans. Il a vû le même terrein couvert de bois et servant de repaire aux animaux sauvages converti en une ville non seulement la plus florissante du nouveau monde, mais le disputant a beaucoup de grandes villes de l’ancien pour la richesse et la culture des arts. Il a vu des rües regulieres dans les mêmes lieux où il avoit chassé. Il a vû des eglises elevées et les louanges de dieu chantées au sein de ces mêmes marais où il entendoit le croassement des grenouilles, des magasins remplis des marchandises des deux mondes sur les bords de cette même riviere ou de malheureux indiens pechoient pour se procurer leur subsistance journaliere, de grands vaisseaux dans ce fleuve qui ne connoissoit que des canots, de grands edifices rassemblant des legislateurs dont la sagesse et le courage ont etonné le monde au même lieu ou les chefs des nations sauvages tenoient leur conseil en plein air autour d’un feu. Il a vû le premier traité conclu entre le peuple nouveau formant les républiques confederées de l’amerique et la france cette ancienne monarchie dans les formes usitées par les nations policées au même endroit ou il avoit vû William Penn et les indiens traiter pour la premiere et la derniere fois sans employer le papier l’encre et la plume. Il a pu observer tous les etats intermediaires par lesquels un peuple a passé du plus simple et du premier degré de la civilisation à une forme de societé completement organisée. Il a vû enfin le commencement et la chute de l’empire de la grande bretagne en pensylvanie. Il a successivement obei aux sept souverains qui ont regné de son tems en angletterre et il est mort citoyen d’un etat republicain nouvellement formé. Le nombre des rois dont il a eté le sujet et une longue habitude de soumission n’avoient pas eteint en lui l’amour de la liberté si naturel à l’homme. Ses bras affoiblis l’ont embrassée et sa vieillesse a eté consolée par le salut de son pays.

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