From — Droüet (unpublished)
a Paris le 28 Janvier 1783.
Monsieur

Depuis 1736 jusqu’en 1769 des circonstances heureuses m’ont mises à portée d’acquerir des lumieres dans les parties les plus essentielles de l’administration. En 1769 je previs, et je demontrai la revolution de l’amerique septentrionale; en 1771 etant à Londres, j’en parlai à milord ferers, il pensoit comme moy, mais connoissant mieux le paÿs, et le caractere des habitans, il en fixa l’epoque en 1775. D’après l’idée que je létois faite de ce vaste paÿs, aussitot mon retour de Londres je me livrai aux objets qui pouvoient y avoir raport, en suposant son independance. Je vis une metropole immense, susceptible d’une population considerable, et de touttes les productions necessaires a ses besoins. Je vis sur le continent de cette metropole de vastes paÿs, ceux du Septentrion, et du couchant à peine peuplés, vüe leur etendüe, habités par des Sauvages, peu redoutables à des peuples policés, et disciplinés; ceux du midy egalement denués d’habitants, et livrés à la mollesse, effet de la richesse; et dans le golfe qui se trouve entre le continent du midy, et celui du Septentrion une multitude d’isles productives de denrées utiles pour des valleurs considerables.

Je considerai ensüite tous ces paÿs sous la dependance des puissances Europeenes, et l’impossibilité ou ces puissances seront de les conserver lorsque la puissance ameriquaine aura reuni des forces sufisantes pour seconder les habitants de ces contrées suposés determinés a secoüer le joug qu’ils portent avec peine depuis longtems. Je n’ay pu me faire illusion sur les effets qui en doivent resulter, ils opereront necessairement l’union a la metropole ameriquaine de la partie du globe connüe sous le nom d’amerique.

En m’occupant d’un plan aussi vaste, j’ay conçu que l’esprit de conquête ne devoit pas en faire la baze. Je n’ay eu en vue que le bonheur de l’humanité, bonheur qui n’a existé dans aucun gouvernement, et qui ne peut exister qu’avec une constitution sage, des loix reflechies, et une administration qui repousse tout arbitraire. Depüis quarente cinq années je n’ay cessé de reflechir, et de travailler sur ces objets sans autre espoir que celui de faire le bien: une fortune honnête, mais dependente de l’employ de mon tems, ne m’a pas permis, et ne me permet pas de me livrer entierrement a ce travail. Celui que j’ay fait, quoique tres volumineux, n’est encore qu’en note, il exigeroit beaucoup de tems pour le mettre en ordre, et pour developer mes principes.

C’est ce travail pour lequel j’ay un goût decidé que je vous offre, ce seroit sans aucun interrêt si mes facultés me le permettoient; je ne püis remplir en même tems les fonctions de ma place, et me livrer à un travail aussi abstrait, et aussy compliqué que celui que je propose, et en me demetant de ma place je renoncerois à un traitement annüel de 6000lt qui m’est indispensablement necessaire.

Lorsque M. le Chev. ô Gorman vous a parlé de moy, Monsieur, vous lui avez dit que je ferois bien de passer à philadelphie. Je ne balancerois pas un moment à m’y rendre, si j’etois persuadé que ma presence contribuat au bien de l’humanité, l’unique but que j’aÿe en vüe. Cette demarche de ma part est susceptible de reflexions. Voicy celles preliminaires. Un homme agé de soixante ans ayant un etat, et une fortune honnete, doit il renoncer à lun et a lautre avec la seule expectative de faire le bien sans l’assurance dune indemnité? Non sans doute.

En arrivant à philadelphie avec des lettres de recomandation pour M. Wasington, et quelques membres du Congrez, ces Messrs. entendront ils ma langue? Je ne scai que le francois. Je supose quils l’entendront ou que des interpretes y supleeront. Seront ils disposés à accüeillir favorablement les principes dun francais? Ne me regarderont ils pas comme un emissaire chargé d’examiner leurs demarches pour en rendre compte au ministere de france? Mes craintes a ce sujet seroient legeres si je n’avois à redouter la prevention. Mais je dis, et je pense que jusquau moment ou les etats unis auront des forces suffisentes pour resister aux forces combinées de france, et d’espagne, ils se mefieront, avec raison, de tout ce qui tiendra à ces puissances.

Je n’ai pas de sisteme; tout ce que j’ay à proposer est fondé sur des principes. Quel est mon but? De demontrer que les Etats unis de l’amerique bien administrés peuvent, et doivent dans un ou deux siecles faire une puissance superieure en force et en richesses, a touttes celles que nous connoissons par Tradition. J’offre, pour le demontrer, un plan de constitution, de legislation, et d’administration fondé sur des bazes solides, et relatives à la position des Etats unis. On m’objectera que pour traiter ces matieres, la connoissance du moral, et celle du local sont necessaires, je repondray que dans tous les Etats policés, les hommes sont à peu près les mêmes quant au moral, et surtout les habitants de l’amerique septentrionale dont l’Education est, et sera la même qu’en Europe. Quant au local, je connois la nature du climat, et consequement les productions dont il est susceptible; cela posé, il est certain qu’occupé de la legislation, et de l’administration relatives aux Etats unis, si mes lumieres peuvent leur estre utiles, quelque lieu que j’habite, cela doit leur estre indifferent, parceque les operations dans des objets de cette importance ne sont pas celles du moment. Il faut les reflechir, les combiner, on y parvient egalement par la voÿe de la correspondance.

Mon antipathie pour la celebrité fait que je suis peu connu, au reste mon intention n’est pas que vous vous en raportiés au sentiment d’autrui pour me juger, mais sur mes ouvrages. Je vous offre, en consequence, Monsieur, la communication de plusieurs memoires d’après lesquels il vous sera aisé de fixer votre opinion et de decider si je peux estre utile au gouvernement ameriquain.

Je vous observe que l’homme legislateur, et administrateur n’est pas un estre ordinaire. Je le dis parceque depüis 1736 je m’occupe de ces parties, et parceque, dans ce laps de tems, mes refflexions, et mon travail n’ont pas eu d’autre objet. Si j’ay quelque merite, il peut estre comparé à celui d’un peintre qui avec le goût de son art, et après quarante cinq ans d’etude parvient à faire un beau tableau.

On m’a assuré que le Congrez vous avoit chargé d’engager M. l’abbé Mably de travailler a un code de legislation. Je connois tout le merite de cet auteur, j’ignore jusqu’ou s’etendent ses lumieres dans cette partie. Je suis avec un profond respect Monsieur de votre Excellence le tres humble et tres obeissant serviteur

Droüet

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