From Louis-Guillaume Le Veillard (unpublished)
Passy 23 may 1786
Mon cher amy,

J’ay donc enfin de vos nouvelles dattées du 6 mars, elles m’ont fait d’autant plus de plaisir que [je] les avois vivement et longtemps desirées, je croyois que vous ne vous souciez plus de moy, que vous m’aviez oublié, et je vous ai fait passer il y a quelques jours un certificat de mon éxistence, toute ma peine est finie puisque vous m’écrivez et que vous m’aimez toujours.

Je suis étonné que vous n’ayez pas eu de nouvelles de moy depuis le neuf octobre, je vous ai depuis écrit: le 30 8bre, le 19 9bre, le 29 janvier, le 15 mars et le 21 avril; vous n’avez pas pu recevoir les deux et peut estre les trois dernieres lettres avant le 6 mars, mais les deux autres auroient du vous parvenir avant ce temps, j’éspere qu’elles se trouveront et même que vous les avez a present, je ne me rapelle point de vous avoir écrit rien qui put vous faire croire que les menteries des papiers anglais sur les mécontentements prétendus des americains eussent fait quelqu’impression sur mon ésprit, je vous assure que je savois et croyois fortement d’avance tout ce que vous me mandez a ce sujet, mais je soupçonne que l’article qui vous a donné cette idée est celuy ou je vous parle de vostre pays même, de l’état de Pensylvanie, ou j’ay, de meilleure part, appris avec chagrin, qu’il éxistoit deux factions dans l’assemblée générale, l’une voulant conserver, et l’autre reformer la constitution, que d’après cette division, elle étoit sans activité parceque les deux partis étant a peu près égaux en nombre, et la chambre ne pouvant agir qu’avéc au moins ses deux tiers, une moitié se retiroit quand l’autre faisoit une proposition; au surplus ma lettre du 19 janv. vous mettra pleinement au fait des impressions que j’ay reçues a cet égard; je communiquerai la vostre au Duc de la Rochefoucauld et je remplirai toutes vos commissions a l’égard de cette éxcellente famille que je ne vois jamais sans qu’elle me parle longtemps de vous, avéc le plus grand intérest.

Je me réjouis de l’espoir que vous avez de payer bientost vos dettes, je ne datterai que de leur entier aquitement la plenitude de vostre liberté, je ne vous plains pas éxtremement de vostre ignorance en finance, vous avez les grands principes qui doivent la fonder, vostre incertitude même prouve que sur cet article, vous estes bien plus avancés que nous. Vous allez ne rien devoir, vous travaillerez en plein drap, et vous avez pleine connoissance des sotizes de tous les états dans cette partie de leur administration.

On dit que les anglais ne vous ont pas encore rendu vos forts; ces Messieurs sont peu éxacts sur leurs engagements. Vous savez que j’avois un frere commandant a Trinquemalé dans l’isle de Ceylan, il vient d’arriver un peu malade, il est persuadé que les anglais vouloient s’emparer de cette place; Mr. Macartney avoit dit indiscrétement dans l’Inde que les français, suivant le traité de paix rendroient ce poste important aux anglais pour que ceux cy le remissent aux hollandois, mais quil résteroit a moitié chemin, heureusement nous nous en sommes doutés et on a éxige que mon frere fut nommé commissaire par les anglois pour le remettre luy même aux hollandois ce qu’il a éxécuté, il regrete bien cette place qu’il seroit facile, avec peu de dépense de rendre imprénable, le port de Trinquemalé a 3 quarts de lieue en quarré de bon Mouillage et contiendroit toute la marine française, on y entre et on en sort a tout vent, les plus gros vaisseaux peuvent s’aprocher jusqu’au rivage, et qui le possede peut profiter de tous les temps pour estre a l’instant sur les côtes de Coromandel et de Malabar et par toute l’Inde, le pays est tres fertile, il y a présque partout aux environs huit pieds d’excellente terre végétale, il abonde en boys, en vivres, il y a deux bayes qui donnent en quantité du poisson éxcellent et different dans chacune, la pêche commence dans l’une quand elle finit dans l’autre; par sa position Trinquemalé deviendroit nécessairement l’entrepot de tout le commerce de l’Inde, et en y tenant des magazins de marine et fournissant aux étrangers ce dont ils auroient besoin pour se réparer seulement a 15 pour cent de gain, c’est a dire a un quart de ce que le vendent les hollandais, on en retirerait plus que suffisament pour les frais de gouvernement, et nous ne l’avons pas gardé! Et au premier coup de fusil les hollandais le laisseront prendre aux anglais!

Le fameux proces du Cardinal est prest d’estre jugé, son mémoire paroist, il est bien mal écrit, quoy qu’il soit fait par Mr. Target avocat tres célébre et de l’academie française; un de ses confreres le luy a renvoyé après avoir écrit sous la signature de Mr. Target Amplius Lavame: quoyqu’il en soit, il paroist indubitable aujourdhuy que le cardinal n’a été que dupe, mais a l’éxcès, d’une madame de la Motte Valois intrigante abominable qui, par mille préstiges de fausses lettres, de faux seings, etc., luy a fait croire qu’elle étoit dans la confidence intime de la Reine qui le traitoit mal, qu’elle étoit capable de changer les mauvaises impréssions qu’elle avoit reçues contre luy et que le moyen d’y parvenir étoit de luy procurer la jouissance du fameux collier de seize-cent mille livres dont il a efféctivement négotié l’achapt se croyant médiatement chargé par la Reine; mais il paroist que peu de temps avant sa détension il a eu des inquiétudes, que celles des Joualliers vendeurs et les suites qu’elles pouvoient avoir ont augmenté ses allarmes et qu’il a hazardé pour les calmer quelques assertions imprudentes. Cagliostro et sa femme n’y sont pour rien, en attendant le jugement, le Pape a interdit Mgr. de son état de cardinal parcequ’il n’a pas reclamé les privileges du chapeau rouge et on a fait sur luy ce quatrain:

un prélat d’un grade éminent

a tant degradé l’éminence,

que pour prouver son innocence

il faut en faire un innocent.

Je me suis acquitté de toutes vos commissions pour la famille Brillon qui m’en a donné de toutes semblables pour vous, tous ceux qui vous ont connu, mon cher amy, vous aiment et vous aimeront toujours.

Mais vous n’avez point fait l’ouvrage que vous m’aviez promis, vous desirez pourtant que je sois heureux et je ne le serai que quand je l’aurai entre mes mains, je suis persuadé de la bonté de vos trois traités, je les attends et je les recevray avec reconnoissance, mais vos mémoires seroient mille fois plus utiles et vous agissez contre vostre raison et vostre conscience en employant pour d’autres objets le temp que vous pourriez donner a celuy la; vous me parlez de vostre société philosophique et vous ne me dites rien [de la] proposition que vous m’avez flaté que vous luy feriez en ma faveur?

Vos premieres lettres et celles de vostre petit fils m’assurent que vous vous [portez] a merveille, beaucoup mieux qu’a Passy, et ne me disent rien de la pierre que [vous] croyez avoir; vous estiez vous trompé, ou ne l’avez vous plus?

Je remercie Messieurs vos petits fils de leur souvenir, j’écris a l’aisné que je felicite de devenir habitant d’une terre et cultivateur; l’étude et les succès de [cher?] Benjamin ne me surprennent point, mais je souhaite qu’ils ne luy fassent jamais oublier qu’il a ici des amis, surtout un amy.

La meilleure des bonnes femmes et sa fille voudroient bien vous serrer [dans] leurs bras et ne parlent de vous que les larmes aux yeux, pour moy, mon cher [amy], les beaux moments de ma vie sont finis, mon imagination meme ne me fournit pas la possibilité d’aucuns comparables a ceux que j’ay passés avec vous

Le Veillard

Vostre petit fils aisné nous donne avis que vous nous envoyez deux jambons nous vous remercions la bonne dame et moy du soin que vous prenez de nostre subsistance et nous les mangerons en buvant a vostre santé.
Endorsed: receiv’d October 5.
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