From Louis-Guillaume Le Veillard (unpublished)
Passy 21 aoust 1786
Mon cher amy,

Je n’ai pas reçu de lettre de vous depuis celle du 6 mars a laquelle j’ay répondu le 1er, le 21 et le 29 juin, mais je crains que vous n’ayez pas reçu cette reponse, elle étoit dans un paquet avéc une de Mr. Le Duc de la Rochefoucauld, deux de Mr. et de Me. Brillon et une autre de moy addressée a Mr. vostre petit fils; Mr. Brillon a voulu le faire contresigner dans un bureau du contrôle général, et elle a été envoyée a l’adrésse de Mr. Ruellan au havre qui m’avoit mandé qu’il avoit un vaisseau prest a partir pour Philadelphie; deux jours après le départ du paquet, Mr. Ruellan m’avertit que le navire a une autre déstination, je luy récris de me renvoyer le paquet, mais il me répond, et il me l’a encore mandé depuis, qu’il ne l’avoit point reçu; on a fait en vain des recherches a la poste pour le retrouver, peut estre vous l’aura t’on envoyé par le paquebot, mais ne m’accusez pas d’avoir été longtems sans vous écrire, je vais a tout hazard vous répeter une partie de ce que je vous mandois.

Le 31 may l’homme rouge a été jugé et pleinement déchargé ainsi que le Comte et la Comtesse de Cagliostro, la Dame la Motte fouéttée, marquée, razée, capite tantum, et enfermée a l’hopital de la Salpetriere, le mary auroit aussi été fouetté et marqué s’il l’avoit voulu, mais il a préféré de se sauver; le Vilette leur complice est banni du Royaume et la demoiselle Oliva hors de cour; le lendemain le prince évêque a eu la maladresse de ne pas renvoyer assez tost la démission de sa charge de Cr. aumonier et le cordon bleu attaché a cette place; Mr. de Breteuil a demandé l’un et l’autre de la part du Roy qui a éxilé le prélat a son abbaye de la chaise Dieu en Auvergne; Mr. de Montmorency évêque de Metz et futur cardinal a succédé a Mr. de Rohan.

Suivant l’usage immémorial de ce pays cy, grands raisonnements a tort et a travers sur ce jugement et les ordres du Roy; les illuminés, les pieux, les charitables pleurent d’attendrissement sur le cardinal, sa prison, ses soufrances, les ordres du Roy a qui même on attribue des dispositions dont il ne paroist pas avoir eu l’idée; Cagliostro dit qu’il ne seroit pas étonné qu’on coupât la cuisse du cardinal qui véritablement a eu toute l’aisance possible dans la prison et se porte fort bien; les coeurs durs, inhumains, sont surpris que dans une affaire ou la critique la plus sévere ne peut pas donner le plus leger tort a la Reine, ou elle, et par consequent le Roy, sont griévement offensés, ou ce dernier a scrupuleusement fait observer les Loix du Royaume, tandis [que] le Cardinal dont la conduite antérieure n’étoit pas irréprochable a montré et avoué l’étourderie, la légereté, l’imprudence les plus impardonnables, le parlement, au lieu de luy recommander au moins d’estre plus circonspéct, l’ait déchargé, c’est a dire fait triompher autant qu’il étoit possible; ces mêmes gens pensent que le Roy pourroit prendre les plus facheuses impréssions sur les magistrats [et] croire qu’étant si peu justes a son égard, ils le sont beaucoup moins encore pour ses sujets, et si son âme éloignée du déspotisme ne l’en détournoit pas, partir de la pour rendre luy même la justice ou la faire rendre par le moyen odieux des commissions.

Le jugement de Madame de la Motte a été éxécuté vers le 20 juin, elle a vigoureusement combattu pour éviter le fer rouge, de sorte que la marque est imprimée dans un endroit tout différent de celuy désigné par la loy; mais a la salpétriere elle s’est convertie, elle fait l’édification de toute la maison, elle sera canonisée et l’abbé de la Roche compose déja son panégirique.

Vostre ancien sécrétaire ce pauvre Mr. de la Motte a bien mal fait de ne pas vous suivre, il est mort d’une fièvre maligne regretté de tous ceux qui le connoissoient.

Mr. le Duc de la Rochefoucauld a qui d’après vostre desir j’avois communiqué la partie politique de vostre lettre du 6 mars ou vous parlez de l’état actuel de l’amérique, m’a demandé de la part d’un américain a qui il l’avoit montrée la permission de la faire imprimer comme éxtrait d’une lettre de vous dans une gazette pour repondre aux papiers anglais; quoyque je n’y visse pas d’inconvenient, je ne l’ai pas voulu faire sans votre permission, marquez moy si vous y consentez, ou, ce qui seroit mieux, envoyez moy un morceau fait pour remplir cet objet.

On m’a prété ces jours cy un livre anglais ayant pour titre: observations on a late publication intituled: Thoughts on executive justice wich is added letter containing remarks on the same, cette lettre, mon cher amy, est de vous et m’a fait grand plaisir, j’y ai reconnu plusieurs quéstions que nous avions agitées ensemble, cependant vous y dites qu’il vaut mieux que mille coupables échapent que de risquer de faire perir un innocent et vous ajoutez que ce principe n’a jamais été combattu par personne; sans doute il a pour luy le premier cri de l’humanité qui n’est affectée que de l’affreux malheur qu’il présente sans songer a ceux qu’il peut couter, je ne crois pas la proposition rigoureusement vraye, je pense même que le plus leger éxamen suffit pour concevoir qu’elle renverseroit toute éspéce de justice criminelle sans laquelle aucunes sociétés ne pourroient subsister, car il faut bien qu’elle admette des preuves, quelques convaincantes qu’elle les éxige, elles ne peuvent estre que des probabilités et dans le grand nombre de procès criminels jugés par des hommes, les probabilités doivent nécéssairement les conduire quelquefois a l’erreur ou a la condamnation d’un innocent; il faut donc la risquer ou n’avoir point de justice criminelle, c’est un inconvenient, terrible sans doute, mais qu’il faut mettre au hombre de tous ceux qu’entraine la société et auxquels il faut bien se soumettre pour jouir de ses avantages; mille coupables échapés tueront d’une maniere cruelle peut estre, dix honêtes gens, aussi innocents que celuy dont le sort vous affécte; prétendre donc qu’il vaut mieux que mille coupables se sauvent que de risquer de faire perir un innocent, c’est dire en même temps qu’il vaut mieux que dix innocents périssent qu’un seul; j’admets le réste de vostre écrit; j’aspire comme tout bon citoyen a une plus juste proportion entre les peines et les délits, et je crois qu’avéc une meilleure manière de procéder, non seulement moins d’innocents périroient, mais qu’on puniroit beaucoup plus de coupables surtout si le législateur prenoit de justes moyens de se garentir des éfforts de tout genre que font pour les sauver les familles sur lesquelles le préjugé le plus absurde imprime chez nous une tache lorsqu’un de leurs membres reçoit la punition d’un crime.

Nostre port de Cherbourg avance, il y a deja, je crois, dix cosnes [?] de coulés, le Roy y a fait un voyage, en revenant il a soupé et couché dans la belle maison de Gaillon ou le cardinal de la Rochefoucauld nous a si bien reçus, on a témoigné la plus grande joye sur son passage et partout, a toutes sortes d’égards, il s’est conduit de maniere a se faire aimer, il faut éspérer qu’a présent il ira aux invalides.

Je fais reparation a Mr. de Jefferson sur l’article de son livre ou il parle des négres, [je ne l’]avois jugé que sur ce qu’on m’en avoit dit, je l’ai lu, il m’a paru juste et tres sensé, la tra[duction] ne paroist pas encore, l’abbé Morellet est si parésseux!

Je vous ai parlé dans ma lettre du 15 mars d’un mémoire de Mr. Du Paty président a mortier au Parlement de Bordeaux, en faveur de trois hommes condamnés a la roue par celuy de Paris, Mr. Segnier avocat général a lu a ce sujet un long réquisitoire il y a d[ ] et le parlement a condamné le mémoire a estre brulé par la main du Bourreau comme contenant des faits faux et calomnieux, des articles injurieux a la magistrature et atten[tant] a l’autorité royale, et il a ordonné une enquete pour en connoistre et poursuivre les auteurs. Mr. Du Paty a écrit au Procureur général que cetoit luy, il est décrété d’ajournement p[ ] cette affaire est des plus graves et des plus difficiles, le parlement est très divisé d’opinion.

M. Linguet Baronisé par l’empereur qu’il a si bien, ou si mal déffendu est a Paris et demande a Mr. Le Duc d’aiguillon une somme énorme pour honoraires et frais dans cette grande affaire ou il a été jadis son avocat, il doit luy même ces jours cy plaider sa cause; [il a] encore deux autres procès fort etranges avec Pankouke pour un journal dont il etoit [  ] n’a pas fait et dont il pretend estre payé, et avéc un nommé De Quesne anciennement son [agent?]

La nouvelle de vostre papier monnoye fait ici grande sensation, on vous plaint beaucoup d’avoir employé ce moyen; on a aussi prétendu que vostre banque avoit cessé, mais je sais que cela n’est pas.

L’excellente femme et la fille a moy vous embrassent le plus tendrement possible nos amis communs vous prient de se souvenir d’eux je ne les vois jamais sans qu’ils parlent de vous, les occasions de vous écrire et de recevoir de vos nouvelles sont bien rares et bien fautives, ou est le temps ou je vous voyois présque tous les jours adieu, mon cher amy, je vous aime et vous embrasse de tout mon coeur

Le Veillard

Rappellez moy je vous prie au souvenir de M.M. Benjamin et Williams, écrivez je vous prie a Mr. de la Rochefoucauld qui depuis vostre départ vous a deja écrit trois lettres.
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