From Jean Vieusseux (unpublished)
Naples le 30e Aoust 1783.
Monsieur

La bonté avec laquelle Votre Excellence daigna recevoir, il y a quelques mois, la visite de Mr. Louis Julien et les ouvertures qu’il lui fit de ma part, m’encourage à ecrire à V.E. pour L’assurer de mon profond respect; et Lui tracer un tableau des objets qui pourroient former des liaisons de commerce directes entre les Etats Unis de l’Amerique et le Royaume des deux Siciles. Je me serais bien plutôt aquitté de ces devoirs, sans un inconvenient arrivé à la lettre de Mr. Julien, qui a resté très longtems à me parvenir!

Ce Royaume est, par sa fertilité, un des plus interessans pour le commerce; il fournit en abondance plusieurs articles absolument necessaires à l’Etranger. Je n’entretiendrai pas V.E. des Bleds, orges, feves et autres legumes dont l’Amerique Septentrionale n’a pas besoin, mais les produits les plus essentiels à citer à V.E. sont 1º Les soyes; portion tant en grezes qu’ouvrées s’envoye à Lyon, Londres, et autres lieux de fabriques, et portion s’employe ici même par les fabriquans du pays, pour faire toutes ces etoffes Napolitaines, qui, quoique moins belles que celles de France, sont extrêmement goûtées par leur bon marché; ces etoffes se consomment beaucoup dans l’Italie, on a même essayé pendant la guerre d’en envoyer par bâtimens Napolitains aux Isles Antilles, où elles se sont bien vendues. 2º Les Huiles; le produit en est immense; les plus inférieures vont à Marseille où elles s’employent pour les fabriques de savon; les meilleures, sans être fines comme celles de Provence, de Genes ou de Lucques, sont cependant mangeables; à tel effet il s’en expedie beaucoup en Angleterre, en Hollande, à Hambourg et dans tout le Nord, où le peuple les consomme par preference aux autres, à cause de leur bas prix. 3º Les Laines; on les envoye en Languedoc, à Roüen, en Suisse et autres endroits de fabriques de Draps, où elles reviennent ordinairement moins cher que celles d’Espagne. 4º Les chanvres; cet article peut être des plus interessans; les chanvres des environs de Naples sont les plus beaux de l’Italie; il s’en expedie beaucoup en France, soit des peignés, soit des non-peignés propres à faire des cables; l’année derniere ma maison fut chargée en ce dernier genre de portion de l’aprovisionnement de Toulon, et nous eumes la Satisfaction de recevoir de Messieurs les Directeurs des Arsenaux les plus grands eloges sur la qualité de ces chanvres. 5º Les Bois de Chêne et de Chataigner pour futailles; chaque année il s’en expedie de fortes provisions pour l’Espagne, le Languedoc, et la Riviere de Genes. 6º Les Vins; on en envoye beaucoup dans le Nord; on a essayé même d’en porter aux Antilles, et il y est arrivé très sain. 7º Les Fruits Secs, tels que raisins, figues etc.; il s’en expedie annuellement plusieurs cargaisons en Angleterre. 8º Les Mannes; elles vont presque toutes à Marseille, d’où elles se distribuent dans le reste de la France et dans les autres pays; celles de Calabre et de Pouille sont aujourd’hui affermées par des negociants de Marseille, et c’est ma maison qui est chargée par eux de cette commission, mais celles de la Sicile ne sont point comprises dans cette Ferme; et l’achat en est libre pour tout le monde. 9º Les Tartres; il s’en envoye beaucoup en Languedoc, Marseille, et en Angleterre. 10º Les cendres de Soude de Sicile, se consomment portion en Angleterre, mais principalement à Marseille pour les fabriques de savon.

Outre ces divers objets de sortie, ce pays en a plusieurs autres moins importans, et en echange de ses produits il peut recevoir d’Amerique divers articles dont la consommation ici est essentielle, tels que les Indigos, les Cuirs, mais surtout les salaisons; ce dernier objet est ummense en tout genre, maus particulierement pour la Morue seche; il en arrive annuellement ici de Terreneuve un grand nombre de Cargaisons, qui trouvent presque toujours un debit promt et avantageux.

Telles sont en abregé les sources que j’entrevois pour une ouverture de liaisons directes entre les Etats Unis et ce Royaume; il est naturel de penser que les Negocians Americains, travaillant avec cette energie que la liberté seule inspire, chercheront à tirer de la premiere occasion (?) tous les articles dont ils auront besoin, comme à s’ouvrir les debouchés les plus avantageux pour leurs marchandises de sortie; jusqu’à present les Anglais seuls nous ont aporté la morue, peut-être dans peu la recevrons-nous des Americains.

Une fois ces liaisons etablies, il est vraisemblable que les Etats Unis voudront avoir ici un Consul, qui veille aux interêts des Capitaines de navires et de la nation. Ce fut dans cette idée que je priai Mr. Julien de presenter à V.E. l’offre de mes services; plein de reconnaissance pour la bonté avec laquelle V.E. a bien voulu ecouter cette offre, je viens la renouveller, et j’ose prier V.E. de vouloir bien en faire part au Congrès, en l’apuyant de sa protection. Né Genevois, ayant sucé les principes de Republicain, je me croirai très honoré de servir un Etat qui a combattu si glorieusement et avec tant de succès pour sa liberté, et je mettrai tout mon zele à justifier dignement sa confiance.

La Maison de commerce dont je suis membre ici sous la raison de Vieusseux Reymond & Co. est d’ailleurs très connue pour son aisance, ses relations et sa maniere de travailler; j’ajouterai même qu’elle est connue du Ministere de France, tant parce que Messieurs Teissier freres auxquels nous avons succedé furent chargés il y a quelques années du recouvrement des sommes dues ici aux SS. Princes de la maison de Bourbon, que parce que nous-mêmes en dernier lieu avons été chargés de celui des sommes dues à divers negocians de Marseille pour les bleds fournis à cette capitale en 1764.

Je me repose pleinement sur la protection de V.E. si Elle daigne me l’accorder, et si Elle juge à propos que j’adresse un memoire au congrès je le ferai au premier ordre de V.E. Je suis avec le plus profond respect de Votre Excellence Le très humble et très obéissant serviteur

Jean Vieusseux

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