J'ai ete hier au soir chez vos voisines, ou j'ai pris la Thé. Toute
la bonne Famille, exceptée Mademoiselle, m'ont embrassé cor-dialement
& ardemment: Castor même m'a caressé avec violence,
& a couru devant moi pour faire ouvrir la Porte, frappant
avec son Tête: Cette Demoiselle seule m'a reçu avec le Froideur
& la Reserve qui sont naturelles en elle, & qui resemble beaucoup
les votres, laquelles je me flatte quelquefois sont plus arti-ficielles:
Car je crois sur votre parole, que vous m'aimez: Et je le
croirai toujours, parceque c'est une Croyance que me fait du
Plaisir.—
Le Voisin m'a dit qu'il avoit reçu une Lettre de vous; & j'ai
appris de lui, les bonnes nouvelles que vous etiez bien arrivé
sans Accident en chemin, & que vous vous portez bien. Et
quoique il m'a dit que vous avez fait mention de moi, j'etoit un
peu piqué que vous ne m'avois pas ecrit. Mais pour vous excuser,
je disoit, Il est plus ancien Ami que moi, il est aussi plus aimable;
& elle n'avoit pas le tems d'ecrire à tous les deux.
Jusques ici j'avois ecrit quand votre charmante Epitre du 5,
m'a été presentée. Je m'ai donné un bon Soufflet; mais je ne m'ai
pas pardonné. Je ne suis pas digne, disois je, de tant d'Amitié!
Quels tendres Sentiments! quel Elegance d'Affection! Cette trés
bonne Fille qui m'a donné tant de Preuves de son Partialité pour
moi, comment puis-je douter un moment qu'elle m'avoit ou-blié?
ce Dimanche 10.
Comme ma chere Fille & sa Famille, & son Maison, étoient
autrefois mon Opera, & tout cela m'etant oté, je tachois de
m'amuser l'autre soir a l'Opera commune. Heureusement il finit
plutôt qu'à l'ordinaire. Nous etions parmi les dernieres qui sor-toient;
la Fumée nous suivoit, & avant que nous etions bien
placés en Carosse, toute l'Interieur de la Maison etoit en
Flammes. Si cela avoit arrivé un quart d'heure plutôt, appar-rement
la Consternation & la Presse auroit prevenû la Sortie
d'une grande Partie des Spectateurs, & que nous serions grillés
mon fils et moi, qui etoient en haut. Alors je pouvoit dire a mes
Amis en Paradis, Je suis mort de l'Absence de Madame B. Car si
vous n'avez pas quitté Passy, je n'auries pas été à l'Opera.— On
ne scait pas encore combien des Gens appartenantes a la Maison
sont perdus.
ce Jeudy. 14.
Quoique j'ai ecrite quelquechose, comme vous voyez, je n'ai
pas encore pris la Resolution de l'envoyer. C'est que je suis hor-riblement
mécontent de mon François; C'est que quand j'ecris à
vous ou de vous, je ne puis pas exprimer un Moieté de ce que je
pense; & à mon Age je trouve une Impossibilité de faire plus de
Progrés en apprenant votre charmante Langue.— Croyez, je
vous prie, que si je pouvois mieux ecrire, vous auriez tous les
jours de mes Billets, que j'aurois ecrites pour en tirer autant des
votres; car il n'y a rien que je lis avec tant de Plaisir.
ce Vendredi 15.
Hier au soir je reçois votre doux Remontrance. Vous etes
bien bonne, ma chere Amie; & moi, je ne suis pas tout a fait si
mauvais que vous avez pensé quand vous parlois de mon Negligence.
Je trouve, comme vous, que dans cette Vie il y a beaucoup de
Peines. Mais il me semble aussi qu'il y a beaucoup plus des
Plaisirs. C'est pourquoi j'aime à vivre.— Il ne faut pas blamer la
Providence inconsiderement. Reflechissez combien de nos Devoirs
même elle a ordonnés d'etre naturellement des Plaisirs; &
qu'elle a eu la Bonté de plus, de donner le Nom des Pechés a
quelques unes, afin que nous en jouissions avec plus de Goût.—
Vous direz, voila la mauvaise Morale de ce mechant Papa!—
Brulez le donc.—
Je suis impatient pour Lundi. Je trouve une Vide que mes
autres Amies ne peuvent pas remplir.— Je vous aime trop.—
Presentez mes Respects affectionnées a votres tres aimable
Mere; embrassez pour moi mes Enfans, & M. votre Frere. Mes
meillieures Prieres sont pour la Prosperité de toute la Famille.
Adieu jusque Lundi.—
Mon fils presente ses Compliments respectueuses.— Il ne
visite pas la Rue basse avec tant de plaisir que d'autrefois.