Louis-Guillaume Le Veillard fils to William Temple Franklin (unpublished)
Passy le 4 Juillet 1788

Eh! bien, mon cher Temple, ce pauvre Le Veillard est donc entierement oublié, bienheureux encore si un autre sentiment que celui de L’oubli n’a pas succédé chez vous a celui de l’amitié que vous avec bien voulu lui temoigner il y a quelques annees, il a tord j’en conviens de n’avoir pas repondu a vos dernieres Lettres, mais comment pouvez vous etre sure qu’il n’y a pas répondu? Ne pas recevoir de reponse n’est pas une preuve lorsque la mer sépare Les gens, d’ailleurs la premiere vertu en amitié est l’indulgence pour les fautes de nos amis Lors même qu’elles nous regardent, et c’est mal a vous d’en vouloir eternelement a quelqu’un parcequ’il a négligé de vous répondre. Il auroit pu vous donner quelquefois de ses nouvelles, mais d’éxcellentes raisons l’en ont empeché, il n’avoit que de mauvaises nouvelles a vous donner, et c’est bien assez d’avoir des peines a suporter sans encore en chagriner nos amis, que prenent plus que personne part a nos malheurs.

Toutes ces raisons me font esperer que vous reviendrez a m’aimer comme vous aviez la bonté de me le témoigner autrefois, et que si quelques nuages ont pu obscurcir ce sentiment chez vous, dissipés au moment ou vous recevrez ma lettre, il deviendra plus vif qu’il ne l’a jamais été. Lorsque cependant réflechissant sur moi même je songe au peu de choses qui peuvent me faire meriter votre atachement, je reconnois que je me flatte d’un vain espoir, mais tel est l’esprit de l’homme qu’il espere toujours lorsqu’il a le moins lieu de le faire; c’est ce qui le console et le soutient dans ses peines, c’est même la seule chose qui lui donne la force de les suporter; quelque peu fondée que soit donc mon ésperance a votre egard, il seroit cruel a vous de me la faire perdre, puisque c’est la seule chose qui me reste.

Vous avez sans doute appris, par ma famille, la perte cruelle que j’ai faite a Bordeaux dans la personne de Mr. Alexandre Nairac, elle a été affreuse pour moi sous tous les points de vue possibles, aussi je le pleure tous les jours. J’ai perdu en lui, a l’instant ou je m’y atendois le moins, un veritable ami qui a la bonne volonté joignoit les moyens, et quand l’ai-je perdu, au moment ou il alloit former pour moi un établissement considerable au Cap, au moment par consequent ou j’allois recueillir les fruits de 6 années de travaille; quand je réflechis aux divers événements qui ont rempli ma vie jusques a ce jour, et que je vois que toujours au moment de parvenir j’ai ete traversé de la maniere la plus cruelle,qu’il etoit impossible de prevoir, je suis bien tenté de croire a la fatalité, et il faut tous l’éffort de mon ésprit pour repousser une idée qui me feroit résoudre a une inertie entiere, surtout lorsque je vois qu’apres plus de douze ans de travaille le plus penible et le plus assidu, a cela pres de quelques connoissances de commerce que j’ai acquises, je suis éxactement au même point que celui dont je suis parti. Si mes raisonements m’ont empeché d’admetre les mauvaises etoiles, ils m’ont en même tems donné l’envie de changer d’état, et de quiter le commerce pour embrasser celui que vous avez pris, celui de l’agriculture, qui est sans contredit le plus ancien, le plus naturel a l’homme en société, et le plus respectable de tous puisqu’il est le pere des autres. Le prejugé le plus deraisonnable existe en france contre ceux qui suivent ce parti, la premiere question que l’on fait ici lorsque l’on voit quelqu’un c’est: quel est ce monsieur la? Que demande t’on par la? Ce n’est pas le nom de cette personne, c’est celui de sa proféssion, si le malheur veut quelle ne soit rien, c’est a dire un de ces gens qui en faisant valoir leurs possessions travaillent pour le bien etre general de la société, on lui tourne le dos et a peine daigne t’on lui repondre quand elle vous parle; si au contraire elle est quelque chose, c’est a dire si elle possede une de ces charges créëes pour le bien particulier, mais contre le bien general, une de ces charges de perturbateur du repos public nourris du sang des peuples, alors on le caresse, s’empresse, previent ses desirs et l’on remplit exactement a son egard toutes les regles prescrites par l’art de la politesse. Tels sont les préjuges du peuple le plus aimable de la terre, aussi suis je bien loin de vouloir devenir agricole en france, d’autres projets m’occupent, c’est pres de vous, c’est par vos leçons que je desirerois de le devenir; alors tous mes voeux seroient remplis, je suivrois l’impulsion qui m’entraine vers vous et je quiterois un pays, que, sans ma famille, je ne pourois suporter et que les troubles violents qui l’agitent rendent tous les jours moins habitable. Mais vous connoissez les liens qui me retiennent ici, une mere qui ne peut se resoudre a me voire eloigner d’elle doit faire sacrifier les idees auxquelles on tient le plus, cependant je ferai les derniers efforts pour faire adopter mon plan, je desirerois seulement que vous eussiez la complaisance de me marquer quelle somme il faudroit metre pour se procurer chez vous un etablissement qui donnat de quoi vivre, je pense qu’il faudroit pour cela acheter un établissement tout formé, car vous sentez qu’un defrichement demande des connoissances que je pourai acquerir par l’usage, mais que je n’ai pas encore.

Je vous trouve bien heureux, mon cher ami, de vivre comme vous le faites dans un pays de Liberté, aupres du plus aimable vieillard de la terre qui vous aime bien, et qui ne souffre pas la moindre diminution dans aucune de ses facultes intellectuelles, a même de profiter tous les jours des connoissances qu’il a amassees en tout genre pendant de si longues annees; nous relisons bien souvent et toujours avec un nouveau plaisir les charmantes Lettres qu’il ecrit a mon pere; nous l’aimons bien et nous parlons de lui a chaqu’instant, dieu veuille nous le conserver longtems et me permetre d’aller voir un ami aussi precieux. Ce seroit pour moi un des plus grands plaisirs que je puisse eprouver. Ayez bien soin de sa santé, et surtout ne nous laissez ignorer rien de ce qui poura Lui arriver, comme vous L’avez fait dernierement au sujet de sa maladie dont vous ne nous avez pas souflé le mot. Vous sentez que vous avez en cela d’autant plus de tord, qu’aprenant les choses par des etrangers qui n’y prenent pas le même interêt que vous, nous nous figurons le mal deux fois plus grand qu’ils ne nous le disent.

Adieu, mon cher ami, repondez moi je vous prie le plutôt que vous pourrez sur un etablissement pres de vous, je desire bien que mes projets a cet egard reüssissent, si je peux enfin decider ma famille a y consentir vous ne tarderez pas a me voir paroitre. Si vous voyez quelquefois Chaumont le fils, rappellez moi je vous prie a son souvenir, c’est un ancien camarade d’exercice; vous savez sans doute que Mony notre maitre commun est mort pour avoir trop bu. Votre ami henry Grand, qui a quité les affaires, et voyage maintenant pour son instruction dont il avoit grand besoin, vient de partir pour Constantinople, j’ignore s’il va briguer aupres du grand seigneur quelque place dans le serail, on dit que celle de Chef des Enuques [sic] est vacante. Ma soeur attend avec impatience de recevoir quelque Lettre de vous pour avoir Le plaisir de vous repondre, elle me charge ainsi que ma mere de vous dire mille choses agreables. Adieu, mon cher Temple, assurez je vous prie votre grand papa de mon respect, conservez moi votre amitié et ne doutez jamais de l’attachement de votre ami

Le Veillard

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