“La Belle et la Mauvaise Jambe”
Passy, two imprints in French by Benjamin Franklin, [1781?] and [1784]

Il y a dans le monde deux sortes de gens, qui avec un égal partage de santé, de richesses et de tous les autres biens de la vie, sont les uns heureux et les autres malheureux: cela vient sur-tout de la maniere différente dont ils considerent les choses, et de l'effet que produit sur leur ame cette maniere différente de voir. Dans quelque position qu'on place les hommes, ils y trouveront des biens et des maux; dans quelque compagnie qu'ils soient admis, ils y trouveront des personnes et des conversations plus ou moins agréables; à quelque table qu'ils soient assis, ils y trouveront des mets et des boissons du meilleur et du plus mau-vais goût, des plats le mieux et le plus mal préparés. Dans quelque climat qu'ils soient transportés, ils y trouveront du beau et du mauvais temps; sous quelque gouvernement qu'ils vivent, ils y trouveront de bonnes et de mauvaises loix, une bonne et une mauvaise administration de ces loix. Dans quelque poëme ou ouvrage de génie que ce soit, ils trouveront des défauts et des beautés; sur presque toutes les figures, dans presque toutes les personnes, ils découvriront des traits agréables et des défectuo-sités, des bonnes et des mauvaises qualités. D'après cet état des choses de ce monde, les gens dont il est parlé ci-dessus, fixent leur attention; ceux qui sont destinés à être heureux, sur le côté satis-faisant des choses, sur ce qu'il y a d'intéressant dans la conversation, sur la table bien servie, sur les mets bien préparés, sur la bonté des vins, sur le beau temps, &c. &c. et ils en jouissent avec une pleine satisfaction. Ceux qui sont destinés à être malheureux, ne jettent les yeux que sur le mauvais côté de tout, et ne parlent que des inconvéniens: de-là ils sont toujours mécontens, et par leurs remarques aigres sur les plaisirs de la société, ils blessent personnellement beaucoup de gens et se rendent désagréables par-tout. Si cette tournure d'esprit étoit naturelle, ces malheureux seroient plus dignes de pitié; mais comme la disposition à criti-quer et à être dégoûté de tout se contracte peut-être originelle-ment par l'imitation, et se change, sans qu'on y pense, en habi-tude, qui, quoique déja fortifiée, est pourtant susceptible de guérison, quand ceux qui l'ont prise sont convaincus de ses mau-vais effets sur leur bonheur; j'espere que ce petit avertissement leur sera de quelque utilité, et les engagera à quitter cette habi-tude, qui, bien qu'elle ne soit dans la pratique qu'un acte d'ima-gination, a pourtant de sérieuses conséquences dans la vie, attendu qu'elle cause des chagrins réels et même des malheurs; car comme elle blesse tout le monde, et que personne n'aime ceux qui l'ont contractée, personne ne leur montre que la politesse et le respect le plus ordinaire, et même encore avec la plus grande économie: cet accueil excite leur humeur et les pousse dans toutes sortes de disputes et de constestations. S'ils ambitionnent ou des honneurs ou de la fortune, personne ne leur souhaite du succès, et ne fait un pas ou ne dit un mot pour favoriser leurs pré-tentions. S'ils encourent la censure publique ou le déshonneur, personne ne les défend, ne les excuse, et beaucoup de gens joignent leur voix pour aggraver leur mauvaise conduite et les rendre complettement odieux. Si cette sorte d'hommes ne veut point changer une si mauvaise habitude, et ne peut se résoudre à trouver agréable ce qui l'est effectivement, sans chagriner les autres, et eux-mêmes, par les contraires affligeans, il est bon pour les autres d'éviter de former avec eux une liaison, à coup sûr, désagréable, et qui peut devenir dangereuse, sur-tout lorsqu'on se trouve mêlé dans leurs quérelles. Un Philosophe de mes anciens amis étoit devenu par expérience très-attentif sur cela en particulier, et évitoit avec le plus grand soin toute liaison avec ces personnes. Il avoit comme les autres Philosophes, un thermometre pour lui marquer le chaud et le froid, et un barometre pour lui indiquer les probabili-tés du beau et du mauvais temps: mais comme il n'y a point d'in-strument pour découvrir à la premiere vue dans les personnes la disposition désapprobatrice; il faisoit pour cela usage de ses deux jambes, dont l'une étoit fort belle, et dont l'autre étoit devenue, par quelque accident, tortue et difforme. Si un étranger à la premiere entrevue jettoit plus souvent les yeux sur la mauvaise jambe que sur la belle, il entroit en soupçon; s'il lui en parloit sans faire mention de la belle, cela suffisoit pour déterminer mon Philosophe à n'avoir plus aucune relation avec lui. Chacun n'a pas cet instrument à deux jambes; mais chacun peut, avec un peu d'attention, observer les signes de cette disposition pointilleuse, qui ne trouve que les défauts, et prendre la résolution d'éviter ceux qui en sont infectés. J'avertis donc ces gens désapprobateurs, quérelleurs, mécon-tens et malheureux, que s'ils désirent se voir aimés et respectés et vivre paisiblement avec eux-mêmes, ils doivent cesser de re-garder toujours la mauvaise jambe.

635396 = 034-044a.html