[Benjamin Franklin] to [Anne-Louise Boivin d'Hardancourt
Brillon de Jouy] (unpublished)
Franklin avoit la goutte, une jolie femme lui disoit; voila le
produit de vos belles galanteries. Je crois tout le contraire,
repondit le Gouteux, et voici comme je raisonne “quand j’étois
jeune homme et que je jouissois plus des faveurs du beau sexe qu’à
present, je n’avois point de goutte. Donc si les Dames de Passy
avoient un peu plus de cette charité chretienne que je vous ai si
souvent et si vainement recommandée, je n’aurois pas la goute
actuellement. Il me semble que ceci est de la bonne Logique.”
Vous avez beau dire que vous m’aimez, je ne puis me le
persuader. Pour vous faire mieux comprendre la force de ma
demonstration, écoutez un petit Conte qu’on m’a fait l’autre jour.
Un mendiant demandoit a un arche Evêque, un Louis d’aumône.—ün
Louis d’aumône a un mendiant, ce seroit une extravagance.—Mais un
écu seulement—C’est encore trop.—Un Liard donc, ou vôtre
benediction.—Ma benediction, à la bonne heure.—Je n’en veux plus,
car si elle valoit un Liard, vous ne me la donneriez pas.
Voila comme l’Evêque aimoit son prochain. Voila sa charité. Si
j’examine la vôtre, je ne la trouverai pas plus grande. J’ai eu
faim et vous ne m’avez pas donné à manger. J’étois étranger et
presqu’aussi malade que le Colin de vôtre Chanson, et vous ne
m’avez ni reçu, ni guéri, ni même soulagé. Vous qui étes riche
comme un archevêque en toutes les vertus chretiennes et morales et
qui pouvez m’en sacrifier une petite portion, sans une perte
sensible, vous me dites que c’est trop. Voila vôtre charité, pour
un pauvre miserable qui jouissoit autrefois de l’abondance et qui
se trouve malheureusement reduit à demander de vos aumônes. Vous
dites néanmoins que vous l’aimez. Mais vous ne lui donneriez pas
vôtre amitié s’il faloit pour cela faire depense du moindre petit
morceau de la valeur d’un liard, de vôtre sagesse.
La raison humaine, ma chere fille, doit être une chose bien
incertaine, puisque deux personnes comme vous et moi, peuvent
tirer des mêmes premisses des conclusions diametralement opposées.
Elle me paroit un guide bien aveugle, cette raison. Un instinct
bon et sûr nous vaudroit beaucoup mieux. Tous les animaux
inferieurs ensemble ne s’égarent pas autant dans une année qu’un
seul homme dans un mois, quoique cet homme pretende se conduire
par la raison.—C’est pourquoi quand j’eus le bonheur d’avoir une
femme, je m’étois accoutumé à me laisser conduire dans les
affaires difficiles, par son opinion, parce que, selon moi, les
femmes ont une espèce de tact, beaucoup plus sûr que nos
raisonnemens. C’est pourquoi je commence à soupçonner que j’avois
tort devant vous—je me rend à vôtre opinion et laisse là mes
argumens et la Logique.
Vous m’enhardissez tant par l’accueil favorable que vous
accordez a mes Epitres si mal ecrites, qu’il me prend envie de
vous en envoyer une que j’ai esquissée il y a deux semaines, mais
que je n’ai pas finie, parce que je n’avois pas le tems de
chercher le dictionnaire pour regler les masculins et les
feminines, ni la Grammaire pour les modes et les tems. Il y a 60
ans que les choses masculines et feminines (hors des modes et des
tems,) m’ont donné beaucoup d’embaras. J’esperois autrefois qu’a
80 je pourois en être delivré. Me voici a 4 fois 19, ce qui en est
bien près. Néanmoins ces feminines francaises me tracassent
encore. Cela me doit rendre plus content d’aller en Paradis, où
l’on dit que ces distinctions seront abolies.
Autrefois dans ma jeunesse, j’aimois fortement à la distance de
mille lieues. Depuis quelques années, je croyois cette distance si
diminuée que je n’imaginois pas pouvoir aimer de plus loin qu’une
lieue. J’aperçois que je me suis trompé. Car quoique vous soyiez
tous les jours plus éloignée de moi, je n’observe pas que mon
amitié devienne moindre. C’est que vous étes toujours presente à
mon imagination. Ce qui n’empêche pas mes vifs regrets de ne vous
voir plus en réalité.
Vous me grondez, ma chere amie, de ne vous avoir pas mandé
grande victoire. Je suis bien sensible à cet avantage et aux
consequences possibles qu’il peut avoir. Mais je ne triomphe pas,
sçachant bien que la guerre est pleine de variété et
d’incertitude. Dans la mauvaise fortune, j’espère la bonne; et
dans la bonne fortune je crains la mauvaise. Ainsi je joue à ce
jeu avec presque la même égalité d’ame que vous m’avez vu jouer
aux echecs. Vous sçavez que je ne renonce jamais à une partie,
qu’elle ne soit finie, esperant toujours la gagner. Et si je la
gagne, je me tiens toujours en garde contre la presomption si
souvent nuisible et toujours dangereuse. Quand j’ai de la
presomption, je tâche de la cacher, pour eviter la honte si la
fortune change. Vous voyez pourquoi je parle si peu de nos
affaires, ayant remarqué que rien ne pouvoit me rendre
parfaitement heureux en certaines circonstances.