From [Thomas Ruston] (unpublished)
Lettre écrite de Londres à M. Franklin du 9 Septembre 1780.
Monsieur

La Sagesse que le Congrès Américain a montrée dans toutes les autres parties de l’administration qui sont connues du public fait regretter beaucoup à ceux qui s’interessent à la prospérité de ce pays, de ne pouvoir pas donner les mêmes éloges à la maniere dont ils ont conduit leurs finances, objet d’une si grande importance au bien d’une nation. L’ancien monde a vu avec étonnement et admiration un état jeune encore, un pays acquérant tout à coup le droit de se gouverner lui même, exercer ce droit avec sagesse et maturité et porter à la fois la perfection dans la théorie et dans la pratique de l’administration. Les defauts qu’on peut encore remarquer dans le seul article que je traite ici n’ont pas de quoi surprendre, puisque plusieurs anciens états de l’Europe ne sont pas à cet égard dans une beaucoup meilleure situation, si l’on excepte l’Angleterre et la hollande (car Vénise et Gênes ne méritent pas qu’on en fasse mention) je ne connois point d’état politique où l’on puisse dire que le credit public est véritablement et solidement établi. Peut-être l’Angleterre a-t-elle porté trop loin l’usage de ce moyen; mais cette recherche n’est pas ici de mon sujet.

On conçoit facilement de quelle importance il est d’entendre parfaitement la nature les effets et l’usage du crédit public. Les inconveniens qu’éprouve l’Amérique par le décri où sont tombés ses papiers, tandis que le credit est florissant dans des pays dont les ressources ne sont pas si grandes que les siennes, sont manifestement l’effet de l’ignorance des vrais principes de la matiere; puisqu’on ne peut pas penser que le Congrès eut négligé de prendre les moyens adaptés aux circonstances où se trouvoit la nation, s’il les eut connus.

Entrons dans quelques détails.

Il s’est établi en Europe sur la nature du credit public une opinion qui a jetté d’anciennes et profondes racines. Cette opinion est que pour que le credit public se soutienne, il faut nécessairement qu’il soit appuyé sur une certaine quantité d’argent monnoié, moyen qui manque à l’Amérique. Cette idée doit sa naissance à l’état misérable du credit au tems où les Banques commencerent à s’établir et où les peuples regardoient comme fausses et imaginaires toutes les espéces de monnoies excepté celles d’or et d’argent. On n’efface pas aisément d’anciens préjugés et peut être est-il encore necessaire dans ces pays de respecter celui-là. Les françois s’abandonnerent étourdiment à cette idée et l’exagérerent. Ils s’imaginerent que leur papier circulant seroit bon tant qu’il y auroit dans la nation de quoi le payer, sans s’embarrasser si ce moyen de payement étoit dans les mains des particuliers ou dans celles du gouvernement, ou au moins à la disposition de celui-ci. D’après cette fausse vuë leur crédit fit naufrage; le coup a été longtems ressenti, et ils n’ont commencé à réparer cette perte que depuis peu d’années.

On croit aussi généralement en Angleterre à la nécessité d’une certaine quantité d’argent monnoié pour la circulation intérieure; de sorte que tous les billets de banque y sont payables en monnoies réelles; mais la quantité de papiers circulant ne peut être estimée à moins de 200,000,000 st. Et si nous comparons à cette somme la petite quantité d’argent monnoié existante dans la Grande Bretagne, nous trouverons que s’il en faut absolument pour conduire la circulation, il en faut donc une bien petite quantité.

Selon le Doct. Davenant (édition de Witworth, Vol.I p. 363-443 etc.) toute l’espéce monnoiée du royaume à l’époque de la revolution ne se montoit qu’à 18 millions et demi. Depuis l’accession jusques à l’année 1772 on a fabriqué à la tour pour environ 29 millions de monnoies d’or; mais on s’est apperçu en dernier lieu, lorsqu’on a decrié les anciennes monnoies pour en frapper de nouvelles que l’espéce d’or existante dans le royaume ne passe pas 12 millions et demi. Quant à l’espéce d’argent depuis soixante ans, on n’en a pas frappé plus d’un million et demi; et on ne peut pas supposer qu’il y en ait aujourdhui dans la circulation plus de deux ou trois millions. Ainsi toute l’espéce monnoiée du royaume est vraisemblablement aujourdhui de 14 ou 15 millions sterl., quantité qui est la même que nous en avions du tems de Cromwell (Voy. Davenant Vol. I p. 355.) De cette somme il doit y en avoir plusieurs millions stagnants dans la Banque et par consequent retirés de la circulation. La quantité d’espéces circulentes du royaume est donc considérablement diminuée; quoique la richesse ou la quantité de monnoies, c’est à dire, la somme immense de papiers circulans fabriqués dans toutes les parties du royaume et particulierement ceux qu’a crées la Banque d’Angleterre, soit infiniment augmentée (Voy. Doctr. Price’s Observ. on the nature of civil liberty, p. 74.) Il me paroît en conséquence de la plus grande évidence que l’argent monnoié n’est pas si absolument necessaire à la circulation intérieure qu’on l’imagine généralement. Je suis persuadé qu’on pourroit en trouver dans les Etats-unis de l’Amerique tout autant qu’il en faut pour remplir cette fonction, si on savoit le faire paroître, ce qui n’est pas difficile en mettant les choses sur pied convenable, en donnant des encouragemens suffisans aux propriétaires d’argent. Mais cette une erreur grossiere d’imaginer que l’espece réelle, c’est à dire, l’or et l’argent, sont les seules choses propres à servir de monnoies. La monnoie dans le sens le plus exact de ce mot n’est rien autre chose qu’une mésure de la valeur. L’argent monnoié n’est qu’une dénomination d’un certain poids. L’or et l’argent ne sont pas intrinséquement d’une aussi grande valeur que le fer, métal propre à un bien plus grand nombre d’usages, plus véritablement utiles au genre humain. Les papiers de credit ou papiers-monnoies, dont le payement est bien assuré, ont sur l’or et l’argent de grands avantages: la facilité et le sureté avec laquelle on les transporte. La valeur de l’or et de l’argent consiste principalement dans l’estime générale qu’en font presque toutes les nations, et dans l’opinion établie que cette estime se soutiendra toujours. Sans cette opinion une livre pésant d’or ne seroit pas l’équivalent d’un seul boisseau de froment. Or, un papier de crédit assurant le payement, est un aussi bon équivalent que l’or et l’argent, et en quelques cas il est même beaucoup meilleur, autrement il n’obtiendroit pas la préférence chés tous les peuples commercans. Sans parler de la confiance qu’on a aux billets de la Banque d’Angleterre, les Hollandois qui connoissent la valeur de l’argent aussi bien qu’aucune autre nation ne l’auroient pas donné pour du papier en le portant à leur banque, d’où l’on sait bien qu’ils n’en ont retiré que fort peu, s’ils ne regardoient pas le credit en banque comme un équivalent exact de leur or et de leur argent. (Voy. les Remarques du Doct. Franklin sur le Rapport du bureau de commerce).

On pourra me dire que les billets d’une banque ne sont jamais reçus comme espèces que d’après la persuasion qu’on peut les changer pour de l’or et de l’argent aussi tôt qu’on le voudra; je réponds que cette proposition n’est nullement vraie. Il suffit qu’un papier de cette espece soit reçu comme une valeur. L’usage d’un papier monnoié est de tenir un compte entre deux personnes qui sont en état de payer en quelque espèce de proprieté que ce soit, en choses ayant une valeur de quelque genre qu’elles soient. L’usage qu’on a fait de l’or et de l’argent en monnoies n’a été imaginé que pour éviter de donner du credit à ceux qui n’ont point de proprieté d’aucun genre avec laquelle ils puissent payer. Par exemple quand un marchand porte en compte ce que lui doit un achetteur, il lui fait credit; lorsqu’il se fait payer en billets de banque il donne credit à ceux qui ont fait ces billets et qui en garantissent le payement; quand il se fait payer en argent comptant il reçoit en monnoie la valeur de sa marchandise; mais il n’y a pour lui aucune différence entre recevoir la valeur de sa marchandise en espéces réelles et recevoir une obligation de payer en especes réelles lorsqu’il n’a avec tous les autres citoyens d’un état aucun doute sur la sureté du payement. Y a-t-il un négociant au monde qui, s’il entend ses intérêts, veuille vendre à un denier meilleur marché à une personne qui le paye en espèces qu’à un autre qui le paye en bon papier de credit, à moins que des circonstances étrangeres et dépendantes de l’état du pays qu’il habite ne donnent à ce moment un surcroit de valeur au métal dont les espèces sont faites, à considérer ce métal comme un objet de commerce. La monnoie doit être invariable dans sa valeur, mais l’espèce réelle ne peut jamais avoir cette invariabilité, parcequ’elle est monnoie et marchandise tout à la fois. Comme le papier elle est monnoie seulement en vertu de la dénomination qu’ elle recoit de l’autorité de la loy; mais elle varie dans sa valeur comme marchandise à raison de la nature même du métal dont elle est faite. Je prends peut-être trop de tems à montrer qu’un papier de credit dont le payement est bien assuré peut en tout sens et en toute maniere être consideré comme monnoie; mais allons plus avant.

Selon le Doct. Price le papier monnoie des colonies est par sa nature plus sur et moins variable que celui d’Angleterre. Si quelqu’un en doutoit il n’a besoin que de considérer ce que vaudroit le papier anglois si une armée ennemie faisoit une invasion en Angleterre.

Cet écrivain attribue la différence avantageuse à l’Amérique aux circonstances suivantes: que le papier Américain n’est pas payable en argent à sa présentation; que tout débiteur est autorisé par la loi à le faire recevoir en payement; qu’il répresente une proprieté fixe hypothequée pour son payement; qu’il ne supporte pas une dette aussi monstrueuse que le papier de la Métropole, et que lorsque des besoins actuels demandent qu’on en fabrique une quantité extraordinaire on les éteint, communément en quatre ou cinq années en établissant des taxes qui sont payées en ces mêmes papiers. De cet exposé il suit que le deprix où sont tombés les papiers monnoies en Amérique n’est dû à aucun vice qui leur soit inhérent et ne peut venir que de l’ignorance où l’on est encore des vrais principes et de la nature du credit public, qui mieux entendu par cette nation peut la conduire à une aussi grande prospérité qu’aucune autre nation de l’Europe.

Pour présenter avec quelque précision les moyens de mettre en bon ordre les finances des Américains, il faudrait avoir une connoissance entiere de leurs dettes et des conditions sous lesquelles elles ont été contractées; car tout leur papier monnoie doit être considéré comme une dette, et la teneur de ces papiers comme l’énonciation des obligations respectives.

J’avois déja écrit ces réflexions lorsque j’ai eu le plaisir d’apprendre qu’on s’occupoit en ce moment même à Philadelphie de l’établissement d’une banque. Sans connoitre le plan qu’on préferera, je prendrai la liberté de leur présenter quelques idées que je crois fondées sur les vrais principes du credit public.

Je propose dabord et en général que toutes les créances soient mises en fond commun ou dans des fonds séparés; que le principal n’en soit désormais exigible en aucun tems par les créanciers, mais seulement transferable dans le lieu même où les fonds seront tenus. Le gouvernement se reservant en même tems la liberté de rembourser le tout ou partie de ces fonds quand et de la maniere quil jugera convenable.

En second lieu, qu’on établisse et qu’on leve des taxes jusques à la concurrence de ce qui est nécessaire pour payer l’intérêt de ces fonds au taux auquel les créanciers auront consenti, et sur tout que cet intérêt soit payé avec la plus religieuse exactitude.

Que pour les besoins de la circulation intérieure, et afin que toutes les affaires relatives au credit public et à l’argent soient conduites avec justice et regularité, il soit établi une banque, et pour cela.

Qu’on forme un grand fonds de toutes les sortes de proprietés tant fixes que mobiliaires, soit par la voie d’une souscription par une vente d’actions, ou en hypothéquant les possessions territoriales; un fonds, dis-je, suffisant pour gagner la confiance du public; que les souscripteurs soient établis en corps et forment une compagnie de banque, et que leurs proprietés repondent du payement de tous les billets qui seront repandus. Que le gouvernement soutienne la Banque en proportion de l’étendue de ses fonds, en garantissant la fidelité de la Banque et en se rendant caution de sa solidité.

Que la banque reçoive toutes les taxes, tienne des comptes exacts avec le fisc.

Que toutes les négociations des effets publics se fassent à la banque et que tous les intérêts et parties d’interets y soient, qu’on allouë à la banque une somme pour les dépenses de ce genre.

Que la Banque fasse le commerce des matieres d’or et d’argent.

Qu’elle ait un hôtel des monnoies où elle puisse frapper des espéces d’or et d’argent toutes les fois qu’elle le jugera convenable, en prenant un droit de monnoiage.

Que la banque puisse escompter les obligations et billets de change.

Qu’elle puisse prêter de l’argent sur hypothéque et sous certaines restrictions; mais qu’il ne lui soit jamais permis de créer un billet sans avoir une proprieté dont la valeur soit suffisante pour en repondre: que toute proprieté qu’on voudra convertir en papiers monnoie soit de nature à pouvoir être aisement venduë et le produit de la vente assuré à la compagnie préférablement à toute autre personne, et que le revenu en soit pleinement suffisant à payer à jamais l’interêt du capital.

Que la Banque puisse prêter au gouvernement le montant de la taxe qui doit être levée dans l’année laquelle lui sera engagée.

Que ses Billets soient reçus dans tous les payemens. Son commerce en matieres d’or et d’argent, la fabrication des monnoies et la recette des taxes, et pardessus tout cela son propre intérêt la porteront à payer en especes monnoies autant que la chose sera convenable et possible sans qu’il soit nécessaire de l’y contraindre. D’ailleurs, comme les opérations de change et de banque exposent souvent des particuliers à recevoir du papier de gens dont le credit est fort peu solide, que la banque ait dans les différentes villes des provinces des bureaux dépendans d’elle, qui ôteront bientôt aux banques particulieres toute occupation et tout profit; et de plus qu’elle paye toutes les lettres de change de province au pair.

En troisième lieu: quand le crédit de la banque sera solidement établi au dedans et au dehors, elle sera en état d’emprunter à des conditions plus avantageuses pour elle que les particuliers ou que les petites banques, parce qu’elle sera plus connuë. Pour avancer ce moment, elle pourra ouvrir des emprunts dans les différens états de l’Europe en s’engageant à payer un intérêt stipulé; opération que selon toutes les apparences, elle sera obligée de faire, parceque l’expérience fera bientôt voir, que toute la balance du commerce de la nation sera en fin de compte payée par la Banque.

Pour faciliter ses opérations de change, que toutes celles qui se feront avec l’étranger se fassent en banque à de certains taux, selon les places avec lesquelles on veut changer; mais que la Banque ne jouisse d’aucun monopole, et que personne ne soit pour cela privé de la liberté de faire le commerce de change à des conditions plus avantageuses aux particuliers.

Qu’on se souvienne que la Banque doit s’interdire tout commerce petit et précaire, parce que comme les papiers qu’elle donne deviennent la proprieté de la nation et parviendront avec le tems à former la plus grande partie de la monnoie nationale, si elle s’exposoit à des pertes par le commerce et l’insolvabilité de ses débiteurs pour de grosses sommes, le credit de la nation pourroit être ruiné et le pays perdu avant qu’on put réparer le mal qu’auroit fait un pareil évenement.

Il ne peut y avoir qu’une objection de quelque force contre ce plan, au moins à ce que j’imagine; et c’est qu’un tems de guerre, où le pays est envahi par une armée ennemie, n’est pas celui qu’on peut prendre pour tenter de retablir le crédit public; surtout lorsqu’on veut employer le moyen de la formation d’une banque. Mais il faut observer que c’est la circonstance même de la guerre qui rend ce parti rigoureusement nécessaire. La Banque d’Angleterre a été établie dans un moment où la nation étoit dans l’impuissance de soutenir la guerre avec la France faute d’argent; celle d’Amsterdam lorsque les Sept Provinces-Unies étoient dans une situation beaucoup plus facheuse que les Etats-unis de l’Amérique, et que non seulement elles avoient chés elles une armée ennemie, mais qu’elles étoient à la veille d’être la proie de la puissance Espagnole. Enfin si l’obstination brutale d’un Prince, en cela fort semblable à Philippe Second, le poussoit à persister dans son chimérique projet de soumettre l’Amérique, même au risque de la ruine entiere de son propre royaume, une heureuse paix est un évenement qu’on peut souhaiter, mais qu’il ne faut pas espérer de voir si tot. Il faut donc agir aujourd’hui.

La Banque dont on vient d’esquisser le plan, diffère à quelques égards du plus grand nombre des banques établies en Europe; par exemple:

Elle différe de celle d’Amsterdam, qui n’est qu’une Banque dépositaire et dont les usages sont bornés à faciliter la circulation dans cette ville, par le transport des créances, des livres de la Banque d’un particulier à un autre particulier: transport qui s’exécute sur le champ et sur le lieu.

Elle diffère des Banques d’Ecosse qui prêtent leurs billets à intérêt uniquement sur une hypothéque en terres.

Elle différe encore de la Banque d’Angleterre dont la pratique est de prêter son crédit aux Négocians, en escomptant les obligations et lettres de change; quoiqu’en même tems elle partage à certains égards avec la banque que je propose les trois espéces de sureté que peuvent donner le credit personnel, le credit mercantile et le credit public.

Croyés vous, Monsieur, qu’en Vous communiquant ces idées, je n’ai eu d’autre objet que de contribuer, autant que je le puis, au soutien d’une cause qu’ont épousée toutes les personnes estimables et raisonnables dans toutes les parties du globe. Le cas que je fais de votre droiture et de vos talens m’a fait desirer de soumettre à votre jugement ce petit nombre de reflexions. Si elles vous paroissent mériter votre attention, faites le moi savoir à l’adresse du Dr. Ruston, au Caffé de la Caroline. Je suis etc.

L’Auteur.

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