From Anne-Louise Boivin d'Hardancourt Brillon de Jouy (unpublished)
ce 6 mars 1789 a paris

Mon voisin monsieur le veillard m’assure mon chér papa qu’il a une occasion bien sure de vous faire parvenir de nos nouvélles, et il m’en a donné des vostres du mois de décembre dernier; vous ne douttés pas du plaisir éxtresme que j’ai eu d’apprendre que vous étiés alors bien portant, j’en ai rendu grace a la providence qui pour méritér la justice qu’on lui attribuë, devroit vous laissér sur la térre pour l’éxemple des hommes et comme un model de sagésse, au moins autant que le patriarche Matusalem, qui surement ne vous valloit pas, et que la tradition prétend avoir vecu 900 ans: vous vériés votre pays dont vous éstes le réstaurateur, le législateur, croistre en population en richésses; vous vériés le nostre peut estre se regénérér aussi, nous sommes dans un moment de crises d’ou le mal a son comble doit (ou du moins il faut l’éspérér) nous amenér enfin le bien si le nouveau régime qu’on propose s’éxécutte; vos priéres si pures, (puisque celles du juste plaisent seules a l’estre suprésme) nous seroient bien necessaires; priés pour nous mon bon papa, vous aimés la france, les françois, soyés notre saint, si ces méssieurs vous réssembloient je deviendrois bien dévotte! Je le suis a vous mon cher papa je vous révére, vous honore, vous aime, il n’est pas de jours ou mon coeur ne se rapproche de vous en idée, ou je ne pense a votre amitié si prétieuse dont rien ne me distraira jamais, et dont le souvenir des temps ou j’en jouissois plus diréctement, plus particuliérement est un des points de bonheur de ma vie.

Mon voisin m’assure que voulant vous retirér des affaires (peut estre las d’une trop longue gloire) et voulant enfin jouir du repos, vous allés vous retirer a la campagne auprés de votre aimable petit fils, óh combien je le félicitte de ce bonheur qu’il sentira vivement! Distes lui mon aimable papa quelques chose de sensible de ma part, de celles de mes filles, nous parlons souvent de lui ensemble, de son ésprit, de sa gayeté, de son attachement pour vous qui fait son plus grand éloge distes lui que si ses affaires ou ses plaisirs le raméneront quelques jours dans notre pays, il est bien sur de retrouvér des amis qui ne l’ont point oubliés et qui lui seront toujours véritablement attachés; distes aussi un mot de douceur a l’aimable Benjamin qu’on aime en le regardant, parcequ’il ressemble a son grand papa; je n’ose vous rien dire pour madame votre fille qui ne me connoist pas, je la plains bien du parti que vous prenés! Peut estre cétte conformité de sentimens me vaudra t’il quelque bienveillance de sa part.

Vous n’apprendrés pas sans intérest que ma fille aisnée est accouchée au mois d’octobre d’un garcon qu’elle nourrit, qu’il est fort, qu’il est beau, et que les soins qu’elle lui prodigue ainsi qu’a une petite fille de vingt mois fort gentille, sans la consollér entiérement de la pérte de ses deux premiérs enfans, adoucissent de jour en jour ses regréts; ma fille cadétte n’est point devenuë grosse depuis sa fausse couche, je n’ose lui dire que je n’en suis pas fâché; elle est si delicatte, que j’aime mieux pour elle, point d’enfant que plusieurs, sa santé n’y résisteroit pas. Elle est dans son nouveau ménage son mari aprés avoir demeuré trois ans chés moi, a désiré demeurér chés lui, c’étoit en soi une chose assés ordinaire, nous nous voyons tous les jours, et notre union réciproque est fort grande, mais je n’aime pas mes filles d’un amour commun et nos coeurs ont soufférts de cétte séparation; ma fille aisnée et son mari ne me quitteront jamais, c’est beaucoup d’en avoir consérvé une prés de moi et d’avoir dans un de mes gendre un ami particuliér, mais le coeur surtout quand il est bien tendre est il jamais tout a fait content!

Je compte, non comme vous mon bon papa me retirer tout a fait a la campagne, mais y passér une moitié de l’année au moins; le pays que j’habiterai est solitaire, la nature y est grande et belle; vous sçavés que j’ai toujours été assés sauvage, l’age augmente en moi cette disposition, mes enfans, mes anciens amis, voila ce qu’il me faut; en joignant aux douceurs de l’amitié, l’habitude de divérses occupations que j’ai toujours aimés, sans la nécéssité des affaires, et celle de revoir de tems a autres ceux de mes amis qui ne pourroient me venir voir a cinquante lieuës je vous imiterois volontiér en restant pour la vie aux champs, ou les plaisirs sont peu variés mais purs, les réfléctions moins étenduës, mais douces, ou l’on fait beaucoup de bien avec peu d’argent, ou l’homme enfin est ce qu’il est, ce qu’il doit estre. Adieu mon bon papa si dans vos souvenirs, le mien se retrace quelquefois, songés en mesme temp que je suis de toute vos amies celle qui vous aime le plus tendrement. Mes enfans vous offrent hommage et tendrésse, ma petite fille pour me consoller s’il est possible de la pérte de sa soeur connoist et envoye déja des baisérs a votre portrait.

Messieurs sanson, pagin, mon frére, madame des deux ponts que je vois assés souvent lorsqu’elle est a paris, parceque sa fille a épousée l’ami intime de mon gendre aisnée, me chargent tous de ne les pas oubliér prés de vous.

Donnés moi particulierement de vos nouvélles, elles me sont si chéres!

Mon voisin m’a fait voir votre musique gravés en amérique j’ai été fort contente de la gravure qui est nétte, mais le papiér est trop mince; il y a un ou deux airs que j’aurois joués pour mon bon papa qui les aime a ce que m’a dit monsieur le veillard. Cela cause et des regréts et des souvenirs bien doux!

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