From A. Bouget (unpublished)
morat en Suisse le 24 juin 1778
Monseigneur,

Tel est quelquefois l’horreur de l’infortune qu’on n’y appercoit plus de remede que dans les extremes et a oser les tenter.

Daignes pardonner a l’effet de la douleur et oubliant, pour un moment, l’eclat du rang qui éloigne Votre grandeur et l’eleve si audessus du particulier, considerer, comme homme, les fatalités qui l’oppriment.

Il y a vingt trois ans que de concert avec un frere je lute contre l’adversité; il y en a dix qu’il partit pour la Guadeloupe avec les debris de notre petit patrimoine pour chercher a les faire prosperer, pendant que de mon côté je me retira de la province de franche contee ma patrie pour venir attendre en Suisse l’evenement avec plus d’oeconomie. Il eut d’abord des succes pendant quatre ans, et mit ensuite nos fonds a une plantation d’indigot. Les ouvriers luy firent des fautes de construction qui le jetterent dans la perte totale des deux premieres annees de revenu. A la veille de la troisieme recolte tomberent des pluyes si excessives qu’elles pourirent presque tout son indigot; du moment qu’elles cesserent, commenca une secheresse obstinee qui dura dix mois pendant lesquels il fut impossible de faire aucune plantation: immediatement apres ces dix mois de secheresse survint un ouragan qui ne laissa pas trente maisons sur pied dans la colonie; une pluye salee brula ce qu’il y avoit de plantations, et ce fleau fut suivis d’une vermine qui balaya la terre de toute espece de production: la secheresse reprit d’abord apres l’ouragan et dura encor une annee qui ne prit fin qu’en 7bre dernier que l’on put enfein commencer de retablir les plantations.

Tels ont été, en substance, pres de six années consecutives de desastres, pendant lesquels j’ay ette obligé de m’endetter pour soutenir ma vie.

J’etois a l’attante de sortir, cette annee, de cette scituation, et de fonds pour aller joindre mon frere lorsque des bruits de guerre avec l’angleterre viennent de m’accabler en portant mes creanciers à me depouiller de tout.

Point élevé a gagner ma vie, et usé par les peines, je me vois par un coup imprevu, dans un age deja avancé, subitement separé de mes ressources et privé de tout moyen de subsistance, mourant du chagrin de ma scituation sans pouvoir descendre asses promptement dans le tombeau pour n’en pas sentir longtemps l’horreur.

Voyla Monseigneur comme les pauvres hommes sont foudroyes par les évenements.

Ma témérité a l’exposer a Votre grandeur ne peut s’expliquer que comme un effet du trouble de la raison qui, dans le delire du desespoir, ose former l’etrange idee qu’elle daigneroit peutetre s’emouvoir sur la nature gemissante et aux abois et deployer sur le plus malheureux des hommes, les ressources de son pouvoir.

Je suis avec un profond Respect, Monseigneur, Votre tres humble et tres obeissant serviteur

A. Bouget

Endorsed: Bouget 24 Juin 1778.
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