From — Thomas (unpublished)
Florence 20 7mbre 1787
Monsieur Le Docteur

Je vous demande pardon de troubler un loisir que vous avez si bien merité, ou peutêtre d’interrompre des occupations dont le fruit peut interesser toute l’humanité, mais je sçais que si vous méritez l’admiration de tout l’Univers pour votre supériorité dans la Politique, et dans les hautes sciences, vous n’êtes pas moins digne de la vénération de tous les honnêtes gens par votre amour pour la justice et la probité; c’est sous ce dernier rapport que je prends la liberté de m’adresser à vous, Monsieur, avec d’autant plus de confiance que l’affaire que je soumets à votre intégrité, et pour laquelle je réclame vos bons offices, ne vous est pas tout-à-fait étrangère, puisqu’elle regarde Mr. Williams votre Neveu, et Mr. Bache votre Gendre. J’ai même crû vous devoir cet hommage de la soumettre à votre jugement plûtôt que de lui donner une publicité qui pourroit être désagréable à ces Messieurs en la portant devant les Tribunaux auxquels je n’aurai recours que dans le cas d’un refus de votre part; mais j’aime à me flatter que vous ne me le ferez pas éprouver. Voici le fait.

Au Mois d’Octobre 1781 j’ai fait passer à Mr. Williams à Nantes un Ballot de diverses Marchandises, Toile, Bas, et Bonnets de Coton, enfin grosse Draperie en laine pour environ 2400 lt à moi coûtantes. Les conditions étoient d’après sa lettre existante, que je lui payerois 2 p% de commission, et qu’il se chargeroit de faire passer mes Marchandises en Amerique et de m’en procurer le Retours: j’ai rempli de mon côté la condition exactement, Mr. Williams ne l’a remplie qu’en partie, comme vous allez le voir. En juin 1783 je reçois [une] lettre de lui, par laquelle il me fait une Remise à compte et m’annonce que Messieurs Bache et Shee Negociants de Philadelphie, au nom desquels étoit la dite Traite, et qui avoient vendu mes Marchandises pour mon compte, promettoient de m’envoyer incessament un Compte de Vente et Remise pour solde. Après avoir longtemps et inutilement attendu l’effet de cette promesse, j’ai écrit à Mr. Williams pour la lui rappeller, je lui en ai parlé depuis à lui-même à Paris dans un voyage qu’il y fit. Il me répondoit toujours que Messieurs Bache et Shee ne lui parloient pas de mes affaires, m’en témoignoit lui-même beaucoup de surprise et me pressait enfin de m’adresser directement à eux. Je leur ai écrit, en consequence, plusieurs fois: la lettre étoit traduite en anglois; mais malgré cette précaution, et l’honnêteté qui accompagnoit mes réclamations, ces Messieurs n’ont jamais daigné m’honorer d’une Réponse. Sur ces entrefaites j’ai été obligé de partir avec Mr. Le Comte Louis de Durfort Ministre Plénipotentiaire du Roi à Florence et qui m’a confié l’éducation de Mr. son fils qu’il emmenoit avec lui. De là je recrivis à Mr. Williams d’une maniere encore plus pressante. Pour cette fois il me répondit d’un ton très emporté; mais l’emportement ne signifie rien en affaires, et surtout ne prouve pas qu’on ait raison. Cela ne fit qu’augmenter mes inquiétudes; et dès lors je pris la résolution de m’adresser à Vous, Monsieur, par le moyen de Mr. Brillon votre ami et votre voisin à Passi. Un de ses bons amis qui a aussi beaucoup de bonté pour moi, lui communiqua à cet effet une lettre détaillée, qui le mettoit parfaitement au fait de la chose; malheureusement il crut qu’il étoit égal d’en parler à Mr. votre Petit-fils, en cela il se trompa, et rien ne fut terminé. Je vous épargnerai, Monsieur, le détail de tous les faux-fuyants, de toutes les réponses vagues et indirectes par lesquelles il est évident que l’on cherchoit à éloigner la fin de l’affaire; je ne les réunirois, et ne les publierois que dans le cas où j’y serois forcé pour éclairer les Tribunaux, et vous seriez obligé vous-même, Monsieur, de sentir le vuide des raisons, et la force des contradictions. Je me contente de vous citer ce que l’on me fait dire aujourd’hui par deux lettres de Mr. Gibbs Négociant de votre ville, à qui j’avois recommandé cette affaire. Je copie cet article de sa lettre du 7 Mai 1787.

“Messieurs Bache et Shee nous ont assuré de vous avoir envoyé au Mois d’Août de l’annee derniere compte de vente de toutes vos Marchandises, accompagné d’une lettre de change, laquelle avec celle qu’ils vous ont remise auparavant, forme le Montant des produits de votre Envoi. Ils nous disent de plus de vous avoir écrit il y a long-tems en vous mandant au même tems une lettre de change mais ne sachant pas votre adresse la ditte lettre restoit à la Poste à Paris lorsque le controlleur des postes leurs ecrivit en les priant de la retirer, c’est a cet accident que vous avez éprouvé des retards par ce qu’ils vous disent. Ainsi, Monsieur, selon eux cette affaire est enfin terminée.”

Vous sentirez aussi-bien que moi, Monsieur, tout ce qu’on peut répondre à de pareilles raisons. J’observerai d’abord rélativement à la derniere qu’il est au moins très singulier que ces Messieurs ayant bien pû me faire parvenir la premiere Traite à compte par les mains de Mr. Williams, n’ayent jamais pû me faire parvenir la seconde pour solde.…je n’ai pourtant pas changé d’adresse depuis ce moment-là, au moins pour mes affaires; c’est toujours le même Negt. qui est fondé de ma Procuration. Mr. Williams le connoit bien; et la lettre de Mr. Gibbs, ainsi que son Duplicata me sont très bien parvenus par la même adresse.

On assûre en second lieu m’avoir envoyé compte de vente et Remise pour solde au mois d’Août 1786, et aujourd’hui 20. 7mbre 1787 je n’ai reçu ni l’un ni l’autre. On ne peut pas élever des doutes sur cette assertion, puisque je défie qu’on me représente cette Traite endossée ou acquittée en mon nom; donc elle elle [sic] ne m’est jamais parvenue; elle ne m’a jamais été payée; et je ne puis pas pousser la complaisance, ainsi que ces Messieurs jusqu’à regarder l’affaire comme terminée. Je voudrois bien assurément qu’elle le fût; mais je ne pourrai la regarder comme telle, que quand j’aurai reçu réellement et effectivement Remise pour solde et compte de vente autenthique et bien en règle. Les marchandises ont été achetées en Fabrique et au comptant; elles étoient bien loyales, nécessaires à l’Amérique dans ce moment, puisqu’elles ont été vendues tout de suite: je les ai fait partir dans un tems où les assûrances étoient à plus de 50.p%: j’ai eu le courage ou l’audace de courir tous les risques: je ne me suis adressé à aucune Chambre d’assûrance: j’ai donc assûré sur moi-même, et mes Marchandises valant au sortir de France 2400lt, valoient donc réellement en arrivant à Philadelphie 3600lt car supposant un Ballot égal et de même prix d’achat assûré a 50 p.%, il est évident que le Proprietaire auroit très clairement tiré de sa caisse 3600lt. C’est d’après ces combinaisons bien simples [que je] jugerai la régularité du Compte que l’on m’enverra.

J’ai échapé aux corsaires et à la mer, je n’ai plus qu’à me tirer des mains des h[ommes] plus d’une fois j’ai eu à me débattre avec eux, j’en ai toujours triomphé, graces au ciel. J’ai la même espérance dans cette occasion, parceque je suis également convaincu encore et en raison de la justice de ma cause. J’ai encore une confiance de plus, Monsieur, votre équité, au Tribunal de laquelle je me soumets et m’abandonne sans hésiter.

Je vous supplie d’agréer cet hommage que je vous rends, Monsieur, dans toute la [sincérité?] de mon ame, comme à un des plus grands hommes de notre siécle. Je suis avec respect Monsieur le Docteur votre très humble et très obéissant serviteur

Thomas

p.s. Je vous prie, Monsieur, d’observer que c’étoi en 1782 que l’on me promettoit incessamment compte de vente et Remise pour Solde, et qu’à la fin de 1787, je n’ai encore vû ni l’un, ni l’autre. Il est difficile de pousser la patience plus loin. Comme j’ignore combien de tems encore je dois rester dans ce pays-ci, je vous serai obligé de m’adresser ainsi la Réponse dont je me flatte que vous voudrez bien m’honorer.
Monsieur le Docteur Franklin / à Philadelphie
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