Vlles. Le 18 avril [1781]
Vous avés poussé l'honneteté bien loin. Si un bon tableau peut
se passer de bordure, un ouvrage comme le votre n'a pas besoin
d'être bien couvert. En me l'annonçant, vous m'avés mandé que
vous desiriés qu'il parût avec la décence convenable à la Court. Je
ne Suis pas heureux, si vous me croyés homme de Cour parce
que je vis dans ce païs là. J'ai peutêtre donné lieu à cette pre-somption
par ma fidelité au cérémonial. Je me doute que vous
n'aimés point toutes ces qualifications qui, dans le fait, ne Sont
que des mots, et n'ajoutent rien du tout au merite. Je change.
Vous m'avés corrigé, en ne me donnant pas vos ouvrages nuds,
et, en me traitant dans vos Lettres, avec une distinction, dont
l'excès passe la représaille. Si je m'avisais d'ajouter, comme je le
devrais à vos tîtres, je perdrais de plus en plus dans votre esprit:
j'aime mieux, pour mon interêt, vous priver de ceux même que
la Cour vous donne. Voila qui est fini: L'Excellence disparait; Je
ne vous vois plus que comme l'homme du monde le plus uni, le
plus modeste, et le plus eclairé. Bon! Vous allés dire que je quitte
les façons pour passer aux complimens. Vous auriés tort; je ne
vous complimente point: La verité part, et vous ne pouvés m'en
Scavoir mauvais gré, quand c'est vous même qui faites jouer la
canoniere.
J'ai grande envie de devenir meritant auprès de Vous: voyons,
que faut-il faire? J'achete à tout prix l'avantage de vous voir
prendre avec moi le ton si Simple et Si naturel de votre sagesse
anglaise.
Scavant Minos de la Pensilvanie,
Dans votre coeur, faut-il, pour être mieux
Sacrifier à la philosophie
Le Solecisme et la cérémonie
dont le français est Si fort amoureux?
Des vous aux tu je passe, si tu veux.
Tu prêtes fort à ma douce manie:
C'est mon metier de tutoyer les Dieux.
Puisque vous vous humanisés, Monsieur, comme ces divines
creatures du tems passé, on peut vous proposer d'honnorer de
votre presence l'hôtel Girardin, déja célébre par une visite de
l'Empereur. Je ne vous parlerai pas de moi pour vous attirer; je
vous parlerai de vous même. Vous êtes amateur: j'ai un petit
cabinet qui merite d'être vu une fois. Que je jouisse de l'avan-tage
de vous y posseder un moment! Ajoutés ce plaisir à celui que
j'ai de voir que Paris est content de la traduction de notre Eripuit,
et que votre portrait fait, comme Je l'avais prevu, la fortune du
graveur.
Vous passés tous les mardi devant ma porte. Si vous avés la
bonté de venir quelque jour me visiter, je me croirai autorisé à
vous aller presenter mes hommages. Je ne suis pas homme à
porter la reconnaissance jusqu'à l'importunité; Mais ce Serait
aussi trop peu de vous remercier par une simple Lettre. Quoique
voué à un genre de litterature purement agréable, je ne Sens pas
moins le prix d'un ouvrage instructif. Vous me faites eprouver
le besoin d'aller vous temoigner de vive voix, et mes obligations
et mon respect.
J'ai l'honneur d'être avec ces sentimens Monsieur votre très
humble et très obeissant serviteur
Mr. franklin