From — Blanchard (unpublished)
[1777-1785]
Monsieur

Si, pour mieux juger quel succès doit avoir le projet de cette lettre, je consultois tout ce qu’il pourroit y avoir, au monde, d’honnête gens, de gens sensés, qui vous connussent, au moins de réputation, que me répondroient-ils? Que rien n’est absolument plus contre toute vraisemblance, qu’un aussi vrai philosophe, un Mortel aussi vertueux que Vous, traitte avec le moindre mépris, avec la moindre rigueur, une confiance aussi réfléchie, aussi sentie que je vous proteste être la mienne, à votre égard. Ainsi, Monsieur, que pourrois-je donc, en effet, appréhender de Si fâcheux de cette démarche-ci? et que ne puis-je pas plutôt en esperer? Mais, j’ajoûte qu’il est Surtout une raison, bien propre à me faire trouver grace auprès de vous, Monsieur, et je veux dire, que, quoiqu’y ayant déjà plus de deux ans, que j’aurois formé ce projet-ci, et que je me serois senti presque continuellement pressé du besoin et du desir de l’exécuter, néanmoins mon trop religieux respect pour vos importantes occupations, ainsi que pour votre propre personne, a-t-il pu avoir assés d’autorité sur moi, pour m’en faire differer jusqu’ici l’exécution. Au reste Monsieur, ayant pour principe de ne vouloir choisir, autant que je puis, que quelques personnes de mérite, pour essayer de les intéresser à mon Sort; connoissant, depuis longtems, le Docteur Mackmahon votre ami, par les récits publics de son habileté dans Son art, et de ses qualités personnelles, ayant une femme gravement malade, pour qui je désirois quelques-unes des visites d’un aussi habile homme, et demeurant vers une Barriere, qui donne presqu’à l’Ecole Militaire, je n’ai pas craint, dis-je, d’après toutes mes réflexions, de recourir à Lui; et lui même, en effet, a-t-il justifié aussi ma présomption, en ce que, non seulement, il ne laissa pas passer la moitié du jour, où je me présentai chez lui, la premiere fois, sans venir visiter ma femme, pour qui il donna des ordonnances, qui la tirerent même, en peu de tems, du danger le plus imminent, mais que, dès l’heure même de cette présentation-là, il commença par me prêter une autre espece de secours, et tous deux également essentiels pour Gens dans notre Situation. Or, Monsieur, le Docteur Mackmahon Seroit donc déjà en état de vous attester, au moins en partie, l’excès de mon infortune: cependant me suis-je bien gardé de lui rien toucher d’avance de cette entreprise-ci, de crainte que l’extrême délicatesse de son amitié pour Vous, ne Lui Suggérât de m’en détourner, et me suis cru même libre de commencer par vous écrire, et de le lui déclarer seulement ensuite, pour requérir Son témoignage, que je me Suis bien convaincu, qu’alors, sa justice, aussi que son humanité, ne lui permettroient plus de me refuser.

Si Vous daignez bien me le permettre Monsieur, je vais vous offrir ici, mot pour mot, le même abregé de mon infortune, que j’ai offert à Mr. de Mackmahon, et par lequel j’ai pu obtenir son pardon et ses bontés. Mais, de quelque prise que soient vos moindres moments, ah! ne laissez pourtant pas, je ne saurois assés vous en supplier, ne laissez pourtant pas, malgré cela, d’en sacrifier quelques-uns à cette lecture: j’oserois presque affirmer que votre vertu même reclame, au moins, ce premier Sacrifice.

Si les choses de la vie Monsieur, eussent eu leur cours naturel pour moi, je devrois certes jouir d’abord d’une très honnête aisance; et, ce qui a bien plus de charme encore pour une ame glorieuse, je devrois jouir ensuite de quelque considération même parmi un certain ordre de citoyens de cette capitale, où je Suis né. Cependant, hélas! aulieu de ce bien-être et de cette maniere honorable d’exister, qui avoient paru si assurés, et dont l’attente me ravissoit si fort, ne [me] voici, au contraire, guere moins de quarante ans, que j’ai commencé à éprouver des disgraces, des peines et des maux, qui n’ont fait jusqu’ici, que S’accroître et se multiplier de toutes les especes. Mais, pour ne vous arrêter ici Monsieur, que Sur tout mes plus principaux Sujets d’affliction actuels même, je me borne à vous y exposer, qu’à la suite de tant d’années d’epreuves, faites pour mettre les affaires dans le pire état, pour détruire entierement la Santé, et pour dérranger l’esprit, et pour annéantir enfin tout courage, je demeure toujours afflige d’une très ancienne infirmité de nerfs, aussi vraie, aussi étrange, qu’elle est peu connoissable à l’extérieur; infirmité dis-je, qui en influant Sur les opérations du cerveau, comme sur l’action du corps, me rend absolument incapable de toute espece de travail assidu, souvent même de la plus legere application de la pensée, tant soit peu prolongée; qui par-là, m’empêche, depuis près de trente ans, d’embrasser ou de suivre presque aucun parti, et ne me permet, tout auplus, que de pouvoir, de tems à autre, donner quelques leçons imparfaites de Langue; mais de quoi même des accroissements continuels d’obstacles me privent, de plus en plus, de tirer proffit; que, de plus, je suis chargé d’une femme de près de quatre vingts ans, plus accablée encore de son énorme puissance et de diverses autres sortes d’informités, que du poids même de l’âage, qui peut, à grand’ peine, à grand’ peine, se traîner de son lit à son fauteuil et de son fauteuil à son lit; outre encore qu’elle fait de fréquentes maladies; et qui enfin, me vaut, seule, la charge de plus de deux infirmes ordinaires; que, pour autre surcroît, je suis chargé aussi de dettes, qu’il m’a été de toute impossibilité, de ne pas accumuler, parmi tant et de si violentes détresses où j’ai passé; que j’ai épuisé toute ressource d’emprunts et de crédits; et qu’enfin, nous nous voyons le plus prochainement et le plus infailliblement menacés de manquer, à la lettre, de tout le premier necessaire de la vie, et, pour dernier comble de tout, de subir, de la part de quelques-uns de nos créanciers, de certaines catastrophes, plus redoutables et plus mortelles encore pour nous, que ne le seroient les dernieres rigueurs même de la misere et de l’inanition. Mais, si, joint à une si cruelle position, je suis encore un des hommes les plus réfléchis et les plus sensibles, ah! dans ce cas-là Monsieur, jusqu’à quel point ne me trouverez-vous donc pas digne de compassion, et déjà intéressant pour vous-même? Or, je ne crains donc pas non plus de vous prier, de vous conjurer même, avec la derniere véhémence, de vouloir bien vous disposer à me devenir aussi secourable que vous le pourriez. Vous [illegible] précisément, au surplus Monsieur, quelle sorte de secours j’attendrois de votre part, c’est hélas! ce que je laisserois bien plutôt, tout entier, le soin d’imaginer à un coeur aussi humain, aussi noble que le vôtre qui peut nous envisager, ma malheureuse Compagne et moi sous les divers rapports de necessité que je viens de vous faire connoître: cependant oseroi-je bien vous témoigner, par exemple que [illegible] peut être; a l’occasion de la publication qui va se faire de la paix, Leurs hautes-Puissances, les Etats-unis de l’amerique vous chargeraient de faire quelques rejouïssances et de répandre quelques libéralités, aux quelles, en pareil cas, vous me feriez vraisemblablement, participer bien volontiers. Enfin Monsieur, s’est il imprimé, en moi, une conviction, aussi forte que celle de ma propre existence même, que pour peu que vous me fissiez la grace de vous intéresser sur cet exposé, il ne se pourroit alors, que par vous même directement, ou par votre entremise et votre crédit, vous ne trouvassiez quelque moyen de contribuer du plus au moins, à remedier à mes extremités présentes. Aussi [illegible] des premieres expressions, par les quelles je viens déjà de vous conjurer, ci-dessus. Je reviens encore pour vous prester, de nouveau, de faire quelque effort secourable que ce soit en ma faveur. Oui Monsieur, je vous en conjure d’abord par toute Cette Satisfaction Si vive, Si parfaite et Si reconnoissante envers le Ciel que vous ressentez de l’heureux délivrance de votre Patrie; et je vous en conjure ensuite par cet amour conjugal, qui dut être si puissant en vous, et dont le souvenir est si propre à vous inspirer de l’attendrissement sur ce que, moi-même, entre tant d’autres peines, je dois ressentir de l’état d’infirmité de ma malheureuse Compagne, mais surtout de ce que je dois ressentir à lui voir souffrir le surcroît insupportable de notre misere et du chagrin de nos embarras. Oh! Mon dieu Monsieur! combien la considération intime d’un merite aussi éminent que le vôtre, me rendroit plus précieuses les mêmes bontés, venant de votre part, que me venant de la part d’un million d’autres hommes! Combien ma reconnoissance se porteroit avec plus d’attrait vers Vous que vers eux! Combien il me seroit plus facile de la conserver toute ma vie!

Au reste Monsieur, dussiez-vous ne prendre aucun intérêt en moi absolument, ou fût-il vrai encore, contre tout ce que je [illegible] que, quoique plus ou moins encore, vous ne pussiez toujours malgré cela, rien faire du tout pour moi, je n’en saisis pas moins, avec le plus vif empressement, l’occasion de cette démarche et même, pour vous rendre l’hommage que vous rendent les hommes instruits, de tant de Nations, et de vous offrir les mêmes voeux qu’ils font pour votre conservation, pour votre plus pleine prospérité et pour votre plus pleine Satisfaction, tant qu’il plaira au Ciel de vous conserver.

J’ai l’honneur d’être avec un profond respect Et le plus affectueux Monsieur Votre plus humble et plus obeissant Serviteur

blanchard

Comme je me trouve quelque fois, Monsieur, parmi des Personnes qui disent avoir l’avantage de vous connoître, et que je Serois trop mortifié que quelques-unes d’elles me connussent, comme autheur d’une démarche semblable à celle-ci, parcequ’elles pourroient bien n’être pas fort scrupuleuse de la divulguer, cela me fait aussi vous supplier de daigner prendre quelqu’attention pour que Cette disgrace ne m’arrive pas. Mais, il me reste encore Monsieur, à vous Supplier de souffrir, qu’à la suite de cette lettre je puisse paroître devant Vous, pour apprendre de votre propre bouche Ce que Vous aurez pensé Sur ceci.
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